Avec un certain retard, car je voulais le faire depuis un moment, je réagis ici au texte – important – de notre camarade Alain Dubois intitulé Il n’y aura pas de transition écologique I. L’effondrement est inéluctable., qu’Aplutsoc a publié le 2 novembre dernier après parution de ce texte sur le blog d’Alain.

A côté de points d’accord essentiels sur l’ampleur et la large inévitabilité présente des processus de transformation rapide de la biosphère, élargie à l’atmosphère et à une grande partie de la croûte terrestre, de la liquidation des conditions « normales » de vie auxquelles nous sommes habitués et de la menace vitale pour l’existence globale des sociétés humaines qu’ils impliquent, j’ai, avec les positions que ce texte a le mérite de présenter de manière frappée et concise, des désaccords de méthode conduisant à une discussion stratégique nécessaire.

Ces désaccords ne sont pas atténués, mais leur importance est soulignée, par le fait qu’il y a bien entendu aussi accord sur la fatuité des discours officiels sur la « transition écologique », en fait écocapitaliste, et donc finalement pas écologique du tout, et qui ne transite que vers la forme moderne la plus barbare du capitalisme. En effet, si nous sommes d’accord là-dessus, se pose du coup avec acuité la double question de la nature précise de la période actuelle et de la stratégie révolutionnaire.

« Le collapse va inéluctablement arriver », ainsi pourrait-on résumer le thème central d’Alain. C’est là à mon avis une position en apparence alarmiste, mais qui l’est en réalité insuffisamment. Car le « collapse » a largement commencé.

Alain écrit au futur que « L’effondrement ne sera pas un phénomène unique mais multiple, touchant des domaines divers et apparemment sans relations entre eux, comme la fonte des glaciers, les incendies géants, les cyclones, ouragans et typhons, la pollution des nappes phréatiques, les extinctions massives de populations d’espèces vivantes, l’apparition de nouveaux virus et les nouvelles pandémies humaines, les conflits et migrations causés par la désertification, la déforestation ou les inondations, les pannes électriques touchant des millions de personnes, etc. »

Ne saute-t-il pas aux yeux que tout cela peut et doit s’écrire non au futur, mais au présent, et que c’est d’ailleurs pour cette raison que le réalisme de cette énumération est possible, qu’il est évident ?

Non seulement tous ces phénomènes sont présents et le sont de plus en plus, mais ils le sont en combinaison avec d’autres : les guerres, les insurrections de masse renversant des pouvoirs établis, mais qui, faute de construire un pouvoir représentant les populations, subissent la répression et la reconstitution de pouvoirs analogues aux précédents, les chefs d’Etat délirants et haineux, le fascisme 2.0, les bulles et crises financières, la fracturation trumpienne du marché mondial combinée à sa mondialisation, la chasse aux migrants, les piratages et bugs informatiques et informationnels de plus en plus grande ampleur, les « accidents » industriels, la confusion de l’information entre fait et « post-vérité », notamment.

Les éléments que je viens sommairement d’ajouter à la première énumération faite par Alain sont indispensables. Ils n’apparaissent pas comme directement écologiques, mais ils le sont eux aussi, non seulement parce qu’ils ont tous une dimension écologique, mais parce qu’ils sont organiquement combinés aux faits écologiques et interagissent avec eux. De même, tous les éléments de la première partie de l’énumération d’Alain, ne sont pas seulement écologiques, mais sont aussi, et indissociablement, humains, économiques, sociaux, politiques, culturels.

Le collapse n’est pas une catastrophe qui, tel le Déluge biblique, va arriver avec l’inéluctabilité autrefois prêtée à la révolution par le marxisme traditionnel. Il y aura bien sûr des catastrophes, au pluriel, et il y en a déjà : le collapse est le caractère de notre époque, aussi faudrait-il plutôt parler d’effondrement et d’accélération combinés du mode de production capitaliste et de la civilisation humaine. L’effondrement/accélération est une notion à mon avis plus proche de la réalité que le terme de « collapse » qui inspire à l’imaginaire l’idée d’une explosion ou d’une implosion finale.

Alain semble fonder sa certitude d’une catastrophe unique à venir dans pas longtemps sur des « … données qui ne peuvent être réellement comprises que par celles et ceux qui se sont donnés les moyens de maîtriser ces concepts et méthodologies », à savoir les scientifiques. Mais séparer les éléments reposant sur des processus physico-chimico-biologiques des processus sociaux, politiques et militaires, au moment précis où l’effondrement-accélération réel consiste dans leur combinaison dialectique en un tout certes articulé, mais unique, ne me semble pas si scientifique que cela.

C’est en effet cette séparation qui conduit à dire qu’un « collapse » va nous tomber dessus un beau matin, inéluctablement, alors que l’effondrement est engagé et que de larges masses s’en rendent compte, et c’est donc aussi cette approche dualiste qui conduit à théoriser le fait qu’il ne reste plus qu’à préparer un avenir de survie non capitaliste dans un monde dévasté, alors que le prolétariat, majorité de l’humanité, n’attend aucun collapse, car il subit déjà l’effondrement, et entre en mouvement ici et maintenant pour prendre les affaires de l’humanité en main.

La combinaison des processus géologiques, biochimiques, et humains, est le caractère central de notre époque. Elle implique la combinaison de temporalités différentes et l’appréhension de durées de l’ordre du géologique dans leur interaction avec la lutte des classes, les guerres et les révolutions, l’événementiel et l’action subjective immédiate – cette combinaison des rythmes ultra-rapides et des rythmes cosmo-géologiques est un problème nouveau pour l’humanité, abordé par Dikresh Chakrabaty dans Après le changement climatique, penser l’histoire, paru en anglais en 2021, en français en 2023 (Gallimard éd.), lui-même avec bien des difficultés (ainsi, cet auteur parle de la 6° extinction globale comme d’un risque, alors qu’elle a largement commencé et se déroule autour de nous).

La combinaison dialectique réelle de l’époque présente appelle une stratégie révolutionnaire, prolétarienne et démocratique (je vais y revenir), là où Alain dans ce texte tend à mettre en avant une stratégie d’attente du « collapse » appelée à se faire stratégie de survie décroissante, ce qui entraine, si nous tirons le fil de l’une et l’autre conception, des approches différentes envers les questions technologiques, démocratiques, et même éthiques.

Envers les questions technologiques, Alain est conduit à se prononcer pour l’élimination de certaines technologies, en l’occurrence le nucléaire en général, l’IA avec les data centers, et probablement les véhicules individuels qu’ils soient à essence ou électriques. Dans l’histoire humaine jusqu’à présent, la disparition de procédés techniques, par la suite redécouverts, a surtout correspondu à des périodes de régression telles que le « haut Moyen Age européen » (et c’est peut-être à une période de ce type que la conception d’un avenir proche ramené à un « collapse » non encore advenu, mais inéluctable, assignant comme fonction dominante à la révolution prolétarienne une réduction d’échelle en vue de survivre, entendrait conduire).

Il me semble que c’est la transformation de ces procédés, à savoir la transformation des moyens de production qui n’ont rien de neutre et sont bien les formes concrètes du capital (contrairement à ce que racontait Lénine en 1918 quand il s’est mis à vouloir faire du « fordisme » !), et non pas leur élimination pure et simple, qui, dans la perspective de révolutions prolétariennes démocratiques victorieuses, est envisageable, permettant une décroissance, ou  une décélération, planifiée.

A savoir : démanteler les arsenaux nucléaires, stopper les centrales nucléaires en gérant les décennies de transition que cela implique, et développer d’autres modes de production énergétique (du solaire et de l’eau à la fusion ?) ; établir des modes de transports collectifs de taille grande ou moyenne massifs, et des « mobilités douces » ; et, concernant l’IA, développer son usage tout en le limitant eu égard à la consommation d’énergie, et en mode collaboratif, mais en comprenant et en assumant une technologie produisant des êtres de langage non humains dans la société.

Alain écrit : « Qu’une IA et un Internet au service du bien commun puisse exister dans une autre société « socialiste » future est aujourd’hui une question oiseuse : aujourd’hui ces techniques constituent dans leur très large majorité des forces contre-révolutionnaires. » Mais la question de l’IA et d’Internet, que nous utilisons d’ailleurs pour cet échange, se pose concrètement au présent : il ne s’agit pas, là encore, d’un « futur » éloigné ou proche, mais du présent, car c’est dans le monde présent et dans ses luttes que les larges masses rencontrent, se confrontent et utilisent l’IA et Internet, comme l’ensemble des moyens de production et de circulation qui sont tous, de toute façon, des formes d’existence du capital.

Au passage, à propos d’un article traitant des guerres actuelles, j’ai eu un petit échange sur le forum du site avec Alain, contestant que l’on puisse valoriser le fait qu’en Ukraine, de jeunes combattants (et combattantes) utilisent l’IA en relation notamment avec les drones. C’est pourtant le cas ; faut-il leur enjoindre de cesser immédiatement (sous peine de voir la ligne de front enfoncée !) ou plutôt, à partir de là, faut-il défendre ce qui permettrait un contrôle amélioré, aussi bien contre Starlink et autres Gaffas que contre l’appareil d’Etat ukrainien et la hiérarchie militaire ?

La seconde de ces démarches se situerait dans l’optique d’une stratégie révolutionnaire envisageant la question du pouvoir sous l’angle de la destruction de l’appareil d’Etat capitaliste et comme réalisation de la démocratie. Alain écrit lui aussi que la question du pouvoir est centrale mais se dit qu’il est plus difficile encore de « garder » le pouvoir une fois pris « sans qu’il se transforme en dictature ». Il me semble en fait que si la perspective stratégique est le collapse et la survie, coupés des processus réels et généralisés du présent qui combinent effondrement et révolution, alors la seule perspective est bien « la dictature » en effet, sans nulle démocratie.

Car seule une dictature de fer, dont les actes seraient définis par des scientifiques éclairés ayant les moyens de se faire obéir, pourra interdire les véhicules individuels, le nucléaire sous toute ses formes et l’IA !

Mais qui exercerait cet utopique pouvoir saint-simonien ? Pas le prolétariat. Et finalement, cette dictature là risquerait, pour le plus grand nombre, de ressembler remarquablement à l’avenir que lui promet le capitalisme contemporain en pleine accélération/effondrement … (notons au passage que la question de la dictature écologique éclairée est envisagée, et écartée, par Val Plumwood dans son livre La crise écologique de la raison, trad. PUF, 2024).

La seule perspective réaliste, ce qui ne veut pas dire facile, me semble être celle de faire fond sur le mouvement réel de la majorité prolétarienne de l’humanité et son contenu social et démocratique. Ce qui me conduit à discuter une dernière implication à la fois éthique et concrète du propos d’Alain, à savoir l’idée que « l’homme » (disons plutôt « l’humain » pour éviter la question du genre), ça n’existe pas. Bien entendu que l’humain, comme totalité décisionnelle, cela n’existe pas. Cependant, Alain rappelle qu’existe l’espère biologique Homo Sapiens.

Mais ce terme lui-même, ce binôme forgé au XVIII° siècle par Linné, est chargé d’idéologie (surtout nichée dans le mot Sapiens !), et il exprime en cela plus que la caractérisation scientifique d’un ensemble d’animaux individuels interféconds, ou espèce biologique, mais un produit historique issu des luttes sociales interhumaines, qui s’appelle justement l’humanité, et qui existe, et implique des droits. L’un des théoriciens fascistes 2.0 de la Silicon Valley, Dick Land, veut en finir avec elle, lui préférant une « biodiversité humaine » hiérarchisée au service du capital. Prudence, donc, à affirmer que « l’homme », ou plutôt « l’humain », ça n’existe pas : le combat démocratique, prolétarien, écologique, et féministe, est aussi le mouvement réel qui le rend existant.

Vincent Présumey, 26/12/25.