L’équation du pouvoir en Europe vue par Trump, Musk, Vance et Hegseth …

La bande néofasciste de Washington a des équations à résoudre. Clairement, le document sur la stratégie de sécurité nationale, rendu public le 4 décembre dernier, désigne en bloc l’Europe comme ennemie, tout en appelant à contenir la Chine pour lui imposer un partage hégémonique, et en ne disant pas grand-chose de la Russie, allié implicite.

Un site étatsunien spécialisé, Defense One, a affirmé le 9 décembre avoir eu connaissance d’une « version longue » de ce document, expurgée avant sa publication, contenant explicitement trois points précis. Les démentis de la Maison blanche semblent formels et la fuite a tout d’une fuite arrangée pour enfoncer le clou et envoyer un ballon d’essai. Je résume ces trois points non dans l’ordre où ce site les présente, mais en partant du plus général pour zoomer sur l’Europe.

De ce point de vue, le premier point consiste à écrire crûment que « l’hégémonie était irréalisable », à savoir l’unipolarité étatsunienne fantasmée après la fin du Pacte de Varsovie et de l’URSS. Disons franchement que là, Trump a raison (mais il n’a pas de mérite particulier à ça) : l’ « été indien » des illusions impérialistes iréniques (années 1990), puis la fuite en avant des années Bush suite aux crimes de masse du 11 septembre 2001, ont en réalité, après l’effondrement du bloc stalinien, conduit non pas à l’apothéose, mais à l’effondrement progressif, de la domination étatsunienne mondiale, ouverte à partir de la crise de 2008.

Par rapport à ce qui est écrit dans le document publié le 4 décembre, ce premier point n’est pas vraiment un scoop, juste une confirmation. Il en va autrement des deux autres points, qui ajoutent des éléments diplomatiques clefs.

Au niveau mondial, nous avons l’idée de dépasser à la fois le « G7 », qui remonte aux années 1970 et, élargi ou non à la Russie et à d’autres pays, socle du « G20 », reste par son origine et son noyau une construction euro-atlantique (plus le Japon), et les BRICS, en formant un nouveau machin qui s’appellerait le Core 5, ou « Noyau des 5 », les 5 étant : États-Unis, Russie, Chine, Inde, Japon. Il serait même précisé que la première mission du Core 5 serait de consolider le statu quo contre les peuples au Proche et Moyen-Orient en recentrant la région sur un axe secondaire (secondaire par rapport aux hégémons du Core 5, et donc également découplé de l’Iran) entre Israël et l’Arabie saoudite.

On notera évidemment l’exclusion totale de quelque puissance européenne que ce soit, et bien entendu de l’UE en tant que telle, de ce dispositif mondial de gouvernance hégémonique multipolaire et impériale, le Japon étant rattrapé au passage pour équilibrer la Chine et pour le dissuader des tentations d’alliance de revers européenne contre la Chine, la Russie et la Corée du Nord.

Exclusion également du Brésil et du Mexique pourtant partisans de la multipolarité impérialiste mondiale : Washington ne tient pas à ce qu’ils y participent, « corollaire Trump de la doctrine Monroe » oblige !

L’ordre mondial des partenariats impériaux ainsi postulé suppose l’exclusion définitive de l’Europe et repose sur cette exclusion. Aussi le troisième point, sous la formule clownesque Make Europa Great Again, envisagerait explicitement d’éloigner, voire de faire rompre, quatre États qui combattraient l’immigration et défendraient  « la liberté d’expression » (sic), d’avec l’UE : l’Italie, l’Autriche, la Hongrie et la Pologne.

Orientation complétée par le soutien aux partis qui veulent restaurer les valeurs traditionnelles, contre l’islam, la gauche et le wokisme, autrement dit l’extrême droite, partout en Europe.

S’articulent là deux axes d’attaque : le dessin d’une contre-UE et l’appui au RN et à l’union des droites en France, à l’AfD allemande, etc. Tous ces éléments se retrouvent dans l’ensemble des discours de MM. Trump et surtout Musk (malgré leur fâcherie), Vance, Hegseth, dans l’année écoulée.

Pourquoi, au-delà de l’idéologie et des obsessions de ces personnages, les cercles dirigeants actuels de l’impérialisme nord-américain veulent-ils mettre l’extrême droite au pouvoir en Europe et démanteler l’UE ?

Il y a là deux objectifs, le premier relevant des besoins de l’impérialisme US affaibli, le second des besoins fondamentaux du capital au XXI° siècle.

Premièrement donc, expulser les impérialismes européens, définitivement, du club des grandes puissances mondiales qu’ils ont autrefois fondé ; le besoin étatsunien vital pourrait être qualifié ici de « concurrentiel ».

L’UE n’est ni un proto-État, ni une union réelle et profonde des États et des centres capitalistes européens, et c’est une construction, comme on dit souvent, technocratique, autrement dit non démocratique, effectuée par ces États. Cependant, elle recouvre des peuples dont les aspirations sont communes, et rencontre l’aspiration européenne des Ukrainiens et d’autres peuples « de l’Est » comme les Géorgiens. Exprimant de manière déformée la possible union des nations européennes et servant d’appareil diplomatique commun aux principales puissances européennes, elle est, à ce double titre, considérée comme à effacer par les néofascistes de Washington.

L’autre objectif, plus profond et que nous devons bien distinguer du premier, car nous n’avons aucune raison de défendre les impérialismes européens, est la destruction des acquis et conquêtes sociales, démocratiques, civilisationnels, culturels, de l’histoire et de la lutte des classes européennes, considérés, à juste titre, comme dangereux, incompatibles avec leurs prétendues valeurs traditionnelles, par les néofascistes de Washington – et de Moscou.

Leurs traditions sont des mythes, les valeurs démocratiques, sociales, laïques, et leur universalité postulée mais irréalisée, l’affirmation des droits et de leur contenu social, sont par contre d’authentiques traditions, c’est-à-dire des produits historiques, pour lesquels les peuples peuvent se battre.

Ce qu’ils font : la résistance ukrainienne porte cela, et les soulèvements démocratiques en Serbie et en Bulgarie, portant une vague de manifestations dans toute l’Europe centrale et balkanique, montrent clairement de quoi ont peur les Trump, les Musk, les Vance, les Hegseth – et les Poutine.

et vue par Poutine.

L’équation du pouvoir en Europe vue par Trump and co vise donc à porter au pouvoir l’extrême droite, car son arrivée au pouvoir correspondra, sous les slogans chauvins et racistes, à sceller la décadence, signée par le refus (impuissant, mais meurtrier) des migrations – celles du « Sud », mais aussi, de plus en plus, les réfugié.e.s d’Ukraine.

Or, cette équation, dont le « meilleur » promoteur à ce jour est J.D. Vance, est exactement la même du point de vue de Poutine. Dans la liste des « bons » États du document « fuité » du 9 décembre, nous avons la Hongrie d’Orban, dont les liens avec Poutine sont anciens, et l’Italie de Meloni, un cas intéressant, un pivot.

Giorgia Meloni est au pouvoir depuis octobre 2022. Cette héritière assumée du fascisme n’a pas à ce jour bouleversé les rapports sociaux et les relations de droit en Italie, même sur la « question migratoire ». En fait, diverses combinaisons gouvernementales associant extrême droite et droite extrême existaient de longue date en Italie. Meloni au pouvoir s’est pour ainsi dire alignée sur la Commission européenne, et s’est faite « pro-ukrainienne ». Mais depuis l’investiture de Trump II, elle s’est fait son principal relai européen, et, par ce biais, se rapproche à nouveau de Poutine.

La convergence « européenne » d’Orban et de Meloni fait ainsi écho à l’axe Trump/Poutine.

Ce dernier s’est lui-même coincé dans une logique militariste. Malgré Trump, malgré les « affaires de corruption » (qui éclatent parce que les libertés démocratiques et la volonté de la population le permettent), l’Ukraine résiste. L’affaire de Koupiansk est exemplaire : la Russie proclame la prise de la ville, quelques jours plus tard Zelensky va s’y faire photographier, le général russe « victorieux » a été liquidé…

L’impérialisme russe a sa propre logique, mais l’orientation générale de Washington visant à l’affaiblissement européen colle parfaitement avec elle. Il ne veut pas d’un simple cessez-le-feu, mais voudrait au moins, soutenu par Trump, tenir tout le Donbass, ce que la nation ukrainienne refuse et refusera. Il voudrait tenir tout le Donbass et à moyen terme anéantir toute l’Ukraine, vitrifier la Géorgie – c’est en cours -, et, engagé dans une logique de fuite en avant et de revendications impériales « existentielles », stimulées par la politique étatsunienne, il prépare notoirement l’attaque des pays baltes, qui pourrait opérer simultanément à l’attaque US contre le Venezuela, ou contre le Groenland et donc le Danemark.

L’attaque des pays baltes est possible, non pas malgré, mais à cause du fait que les armées russes sont enlisées en Ukraine. D’une part, ce serait une tentative de reprise de l’expansion et de sortie de l’enlisement. D’autre part, la militarisation de l’économie et de la société se sont très fortement aggravées et impliquent une telle dynamique agressive.

Une telle attaque « testerait » l’OTAN et l’UE : les États-Unis et les relais étatiques européens désignés dans le document « fuité » paralyseraient, ou serviraient d’alibi, à la paralysie de toute réaction effective. La Pologne, la Finlande et la Suède devraient, elles, réagir, et seraient la cible d’attaques « préventives ». Enfin, l’Atlantique, pour paralyser les flottes nucléaires française et britannique, aurait toutes les chances d’être une base d’attaque lui aussi. En somme, une guerre baltique serait bien une guerre européenne. Même si la Russie cherchait « seulement » à reconstituer la sphère de domination soviétique, la sujétion qu’implique une telle attaque, si elle est victorieuse et si ses conséquences sont pérennisées, seraient dévastatrices pour toute l’Europe centrale et orientale, et contraindrait l’impérialisme allemand à choisir entre sa neutralisation ou son intervention, alors même que la césure entre l’ancienne RDA et le reste de l’Allemagne, incarnée par l’AfD et attisée par Musk et par Vance, réapparaîtrait.

Bref, c’est tendanciellement l’ensemble des résultats des révolutions partielles des années 1989-1991 qui seraient menacés par une guerre russe, même « limitée » à la Baltique, et cela, en relation avec la politique de Washington. La résistance ukrainienne est le pivot qui bloque ce basculement possible, envers lequel les peuples serbe, bulgare, slovaque, hongrois… se mobilisent déjà comme par anticipation.

À l’aune de ces perspectives, les manifestations autonomes de l’UE sont faibles, et elles ne peuvent que l’être, reflétant l’incapacité et la non-volonté des impérialismes européens, bousculés, comprimés et menacés à faire face à une situation qui les dépasse. Le plan Réarm-Europe, qui ne vise pas à aider l’Ukraine et à battre Poutine mais à doper le secteur capitaliste des armements, ce qui n’est pas la même chose, la formation d’une « coalition des volontaires » et les nombreuses palinodies autour de l’expropriation des avoirs russes gelés, rejetée par le gouvernement réactionnaire belge (avec le soutien du PTB, ce nouveau défenseur du capital privé s’il est russe !!!), illustrent ces contradictions.

C’est dans le cas de Macron qu’elles sont les plus vives. Macron est à la fois celui qui alerte sur une possible guerre russe en Europe, et le premier qui accourt s’il peut jouer le rôle de l’impérialisme français en sandalettes « dialoguant » avec Poutine. Sa propre base en France est plus fragile que jamais. Voulant se présenter comme le dernier barrage à l’extrême droite, il lui a ouvert la route, tentant de refaire de la V° République française un régime autoritaire et illibéral à la Orban – il a échoué, mais il a dopé le RN plus que quiconque ne l’a jamais fait.

La méthode contre Trump et Poutine passera bien par les armes, par une politique militaire démocratique, mais elle ne sera jamais celle des impérialismes européens, mais elle sera celle des peuples européens, des poussées sociales en France ou en Belgique aux manifestations de masse de la jeunesse et de la nation serbe.

VP, le 22/12/2025.