Des poussées grévistes massives, de forte portée politique, ont eu lieu ces dernières semaines en Belgique et dans le canton suisse de Vaud (Lausanne). Il est important que les militants ouvriers et syndicalistes en France se saisissent de ces informations, auxquelles les organisations françaises ne sont souvent guère ouvertes, malgré la proximité géographique et, largement, linguistique, alors que les camarades, surtout en Wallonie, à Bruxelles et en Suisse romande, suivent, eux, la lutte des classes en France ! Dans ce cadre, nous publions un article du camarade Antoine Chollet, de Lausanne et animateur de Pages de Gauche.
Antoine Chollet, enseignant-chercheur à l’Université de Lausanne, militant du Syndicat des services publics (SSP)
Le canton de Vaud, en Suisse occidentale, vient de vivre l’une de ses plus grandes grèves depuis des décennies, par sa longueur et son étendue. Elle a mobilisé les secteurs public et parapublic (établissements partiellement financés par l’État, nombreux dans le secteur de la santé par exemple) contre un budget d’austérité présenté par le gouvernement au début de l’automne. Les salariés mobilisés ont fait 12 jours de grève pour les plus mobilisés, les derniers jours se sont déroulés lors d’une grève reconductible qui a fini par faire céder le Conseil d’État (le gouvernement), lequel a fini par retirer ses deux décisions les plus contestées. L’une prévoyait une baisse de 0,7% de tous les salaires (à l’exception des plus bas) et l’autre s’attaquait aux enseignants en fin de carrière.
Cette situation inédite est la combinaison de plusieurs éléments, certains profonds et d’autres plus conjoncturels, voire anecdotiques. Commençons par les derniers. Lors des précédentes élections cantonales en 2022, le gouvernement, qui est composé de sept membres, a basculé à droite. L’une des membres socialistes du précédent gouvernement, en charge de l’éducation et devenue très impopulaire auprès de son électorat, n’a pas été réélue, laissant la place à une candidate inconnue d’un parti ne disposant d’aucun siège au parlement. La droite désormais majoritaire l’a placée à la tête d’un département stratégique, celui des finances. Des relations difficiles avec son administration, doublée d’une probable incompétence et d’un manque total d’expérience politique, l’ont conduit à perdre d’une part la confiance de ses six autres collègues du gouvernement et à être réduite de facto à un statut de ministre sans portefeuille, et à se retrouver avec une commission d’enquête parlementaire contre elle pour abus d’autorité, commission qui délivrera ses conclusions en janvier 2026 et pourrait conduire à des poursuites pénales. Par ailleurs, l’une des deux membres socialistes du gouvernement a annoncé cet automne sa démission pour raison de santé, une élection complémentaire étant fixée pour le mois de mars 2026. Contrairement à l’habitude, le Conseil d’État vaudois connaît des temps troublés et est donc entré dans ce débat budgétaire considérablement affaibli.
Par ailleurs, la mauvaise gestion du département des finances a conduit à des comptes 2024 légèrement déficitaires, ce qui a contraint le gouvernement à activer des mesures extraordinaires en cours d’année et à réviser son budget 2026 afin de rétablir l’équilibre des finances. Ces décisions n’ont aucune justification économique ou financière. L’économie du canton de Vaud est en excellente forme, l’État n’a presque pas de dette et même plusieurs milliards de francs [suisses] de réserves (dans lesquelles il pourrait donc puiser pour éponger un déficit passager), et une fiscalité très faible pour les entreprises et les grandes fortunes (encore affaiblie pendant des années par une application illégale de règles fiscales en faveur des plus riches). Cependant, le canton de Vaud, comme d’autres en Suisse, a dans sa constitution un mécanisme automatique en cas de déséquilibre des comptes, qui s’impose au gouvernement. Cette mesure privant les parlements de leurs compétences budgétaires a comme autre conséquence logique que seule une politique « cyclique » est possible. Lorsque l’économie et les rentrées fiscales se contractent, l’État doit aggraver la situation au lieu de l’atténuer (en gros, la Suisse et ses cantons fonctionnent comme les États-Unis avant la crise de 1929 et n’échappent aux conséquences de cette politique désastreuse qu’en profitant de leur statut de parasites dans l’économie mondiale).
Il faut ajouter à cela que dès le début de la législature, en rupture avec la politique cantonale menée depuis le début du siècle, la droite a cru qu’elle pouvait s’appuyer sur sa double majorité parlementaire et gouvernementale pour décider seule, et de manière il faut le dire très agressive et revancharde. Cela l’a progressivement isolée dans une bulle la rendant imperméable aux informations du terrain, et elle a été aidée en cela par une presse et des médias dans l’ensemble très serviles à son égard.
Fin septembre, le gouvernement a donc présenté son projet de budget, sans aucune consultation des syndicats alors même qu’il comportait des réductions de salaires. Cette tentative de passage en force a évidemment provoqué l’indignation des salariés et de leurs organisations syndicales, qui ont rapidement mis en place des mesures de lutte. L’objectif était dans un premier temps de demander au Conseil d’État l’ouverture de négociations. Face à son entêtement, des mesures plus fortes ont dû être décidées, d’abord avec une première journée de grève le 18 novembre, puis deux la semaine d’après (25 et 26 novembre), avant de passer à une grève reconductible tout à fait inédite dans la fonction publique vaudoise à partir du 8 décembre et qui s’est prolongée, pour les derniers lieux de travail, jusqu’au 17 décembre, jour du vote du budget au parlement. Ces journées de grève ont été ponctuées de quatre très grosses manifestations dans les rues de Lausanne et d’actions inédites : des rassemblements devant le siège du parlement, qui avait commencé son examen du budget le 2 décembre. Le premier rassemblement a donné lieu à quelques bousculades de députés de droite étant venus provoquer les manifestants, événements qui ont évidemment été montés en épingle par les partis de droite et la presse alors que la police, pourtant présente sur place, n’a signalé aucune violence et n’a reçu aucune plainte.
À la 25e heure ou presque, le Conseil d’État a fini par céder, sous la pression combinée de la rue, du nombre de grévistes, des écoles fermées depuis une semaine et de la minorité de gauche en son sein qui l’a apparemment menacé d’une « rupture de collégialité » (une communication publique d’un désaccord au sein d’un gouvernement sinon tenu à la collégialité de tous ses membres, événement extrêmement rare dans le canton de Vaud et qui ne s’est plus produit depuis les années 1990) s’il n’abandonnait pas les mesures les plus contestées. Vendredi 15 décembre en fin d’après-midi, le gouvernement a donc publié un communiqué indiquant qu’il retirait ses deux décrets et espérait le retour à un débat apaisé pour la seconde lecture du budget au parlement. Faisant preuve une dernière fois d’une maladresse politique consommée, il a assorti son message de menaces contre les salariés qui poursuivraient la grève et qui s’exposeraient à des représailles, puisque le gouvernement considérait désormais la grève comme illicite. Son recul a évidemment été reçu froidement par les partis de droite, ulcérés de voir que « leur » Conseil d’État aurait « cédé à la rue ».
Le budget a finalement été adopté le 17 décembre, après un débat plus électrique qu’à l’accoutumée, par une curieuse coalition de circonstance entre le Parti libéral-radical (PLR, droite économique), l’UDC (extrême droite, qui avait pourtant assuré qu’elle ne voterait pas un budget révisé sous la « contrainte » des manifestants), le Parti vert-libéral (droite à prétention écologiste, évidemment usurpée) et, plus étrangement, une partie des Verts, qui prouvent une nouvelle fois que leur boussole politique est parfois défaillante.
Les raisons de la mobilisation
Ces incohérences et hésitations dans la gestion gouvernementale ont alimenté le mouvement, mais ne l’expliquent évidemment pas. On peut avancer deux explications convergentes.
Les politiques de baisses fiscales mises en place depuis des années, avec l’assentiment, voire la participation active du parti socialiste, a réduit le financement des services publics, confrontés à des retards d’investissement et à des sous-effectifs parfois inquiétants, en particulier dans le secteur de la santé. Le développement d’une gestion managériale prétendument inspirée du secteur privé a évidemment, comme partout, aggravé les problèmes en créant de multiples dysfonctionnements.
Par ailleurs, les syndicats de la fonction publique ont depuis maintenant plusieurs années conduit de multiples campagnes sur différents sujets, gagnant des membres et se rendant à la fois plus visibles et plus crédibles auprès de la population et des salariés. Les secteurs les plus mobilisés durant ce mouvement – les lycées, les hautes écoles, les écoles primaires et secondaires – sont aussi ceux dans lesquels un travail syndical de longue haleine a été réalisé ces dernières années.
Ce travail de long terme est venu rencontrer des exaspérations accumulées dans un grand nombre de secteurs, attisées par des maladresses à répétition du gouvernement (dont on a, par exemple, appris qu’il dépensait des sommes indécentes en transport automobile ), qui ont conduit à cette mobilisation d’une ampleur inouïe.
La fin de la législature, jusqu’aux élections de 2027, va maintenant prendre un tour complètement différent. Tout d’abord, le Conseil d’État ressort considérablement affaibli de cette séquence, tout comme les partis de droite qui ont fait mine un temps de s’en désolidariser. Ensuite, les syndicats sortent renforcés de cette lutte, ayant gagné des centaines (et peut-être même des milliers) de membres, ce qui est gigantesque en comparaison d’autres mouvements de lutte ces dernières années.
Enfin, comme toujours, les semaines d’enthousiasme qu’ont vécues des milliers de personnes à travers tout le canton vont laisser une marque profonde. Sur de nombreux lieux de travail on a assisté à une véritable resocialisation des salariés, et aussi parfois des usagers des services publics. L’atomisation qui tue le collectif s’est soudain arrêtée et a laissé place à d’innombrables initiatives surgissant de partout. Chaque jour apportait son lot de nouvelles idées d’actions, dont la réalisation était immédiatement prise en charge par des collectifs formés sur le moment. Cette expérience doit être soigneusement préservée, car nous savons toutes et tous qu’elle resservira.
Informations sur le mouvement de l’automne 2025 (Syndicat des services publics) : https://vaud.ssp-vpod.ch/themes/pour-la-survie-des-services-publics-et-parapublics/
Pour un éclairage écrit pendant le mouvement (le 8 décembre) : https://pagesdegauche.ch/vaud-lirresponsabilite-gouvernementale/