Pour avoir un aperçu de la situation politique actuelle et de la réalité des débats budgétaires au Parlement, voici un extrait d’un article du Figaro du 3 novembre : « Voilà plus de deux semaines que les débats budgétaires font rage à l’assemblée nationale, les jours passent et la fameuse copie “Frankenstein” tant redoutée par le pays approche. Pis, c’est même un budget “Loch Ness” qui se construit en réalité sur les bancs du palais Bourbon : tout le monde en parle, et tout le monde en a peur, même si personne ne sait trop à quoi il ressemble. Et pour cause, il n’existe pas. Car quelle que soit la suite – hautement incertaine – des discussions parlementaires, une chose semble d’ores et déjà certaine : une grande partie des dispositions votées dans la chambre basse depuis le début de l’examen ne figureront jamais dans la loi ».

C’est assez représentatif de la tactique du gouvernement Lecornu 2, qui tente de gagner du temps pour un objectif qui demeure inchangé : faire adopter un budget autour de 4,7 % de déficit en 2026, avec pour l’essentiel des économies à faire par la Sécu, la Fonction Publique, l’école et plus largement les services publics.

Pour parvenir à ses fins, le Premier ministre Lecornu est probablement plus habile en termes de méthodes que Bayrou. En particulier, il a trouvé des partenaires pour organiser des discussions autour des budgets de l’État et de la Sécu ; On peut d’ailleurs considérer que l’adoption de ce budget repose plus que jamais sur les organisations issues du mouvement ouvrir, partis et syndicats.

La faiblesse du gouvernement a contraint Macron et Lecornu à opérer un recul tactique sur la réforme des retraites, avec un décalage dans son application. Certes, la décision de la direction du PS de ne pas censurer le gouvernement, et pire encore de rentrer dans une phase de négociation active avec Lecornu, permet à celui-ci de continuer à vivre. Mais l’orientation du PS a été rendue possible par la politique de l’intersyndicale nationale qui a mené à ce stade la mobilisation importante qui se développait début septembre dans une impasse, en multipliant les journées d’action (18/09 et 02/10).

Qu’en est-il du débat budgétaire en cours ?

Le journal Le Monde explique : « chaque jour gagné à Matignon par Sébastien Lecornu rend le coût de la censure de son gouvernement plus élevé pour ses opposants. Les considérations calendaires (la date butoir du 31 décembre) et électorales (les municipales de Mars 2026) tout comme le spectre d’une tempête financière en l’absence d’un budget voté à temps pour la 2e année consécutive, sont des paramètres clés dans les calculs des parts ». Plusieurs constitutionnalistes ont également présenté la période autour de mi-novembre comme étant la date limite pour une éventuelle dissolution.

Si l’on résume, Lecornu a transmis à l’Assemblée un budget peu ou prou équivalant au plan Bayrou, expurgé seulement de la suppression des deux jours fériés. Le gouvernement a également annoncé qu’il n’utiliserait pas le 49-3.

Les députés ont commencé à examiner la partie recettes des deux budgets. Des mesures gouvernementales ont été battues, une taxe sur les multinationales censée rapporter 26 milliards d’euros a été votée, un impôt dit sur la fortune improductive a été introduit, le gouvernement lui-même a augmenté une taxe provisoire sur les hauts patrimoines. Les dirigeants des partis qui avaient formé le Nouveau Front populaire (LFI, PS …) ont pu feindre de revendiquer des « victoires », mais qui peut croire que ces mesures résisteront à la navette parlementaire (Sénat puis commission mixte paritaire).

On notera que même une taxe aussi minimaliste que la taxe Zucman (voire même sa version dite « light ») a été rejetée, alors qu’elle a été largement mise en avant par les partis de l’ex-NFP et les directions des organisations syndicales au nom de la justice fiscale.

Significatif également de la stratégie du gouvernement, le vote favorable de la partie recettes du PLFSS (projet de la loi de financement de la sécurité sociale), qui a rendu possible le début d’examen de la partie dépenses et l’adoption en grande pompe le 12 novembre de l’amendement relatif au décalage de la réforme des retraites. Il faut relever l’insistance du gouvernement auprès des députés du socle commun (Renaissance et LR) pour permettre ce vote et que le jeu de dupes se poursuive, avant de transmettre le projet au Sénat.

Un jeu de dupes pour gagner du temps

Alors, pourquoi s’agit-il d’un jeu de dupes ? Revenons tout d’abord sur le décalage de la réforme des retraites pour les générations nées en 1964 et 65. Le gouvernement qui entend le financer par les travailleurs eux-mêmes, prévoyait initialement une sous-indexation des pensions et une taxation des mutuelles.

Des modalités difficiles à assumer pour le PS (et les syndicats). C’est pourquoi, Lecornu a annoncé que le gouvernement était disposé à renoncer au gel des pensions des retraites et des minima sociaux.

Par la suite, le ministre de l’économie (R. Lescure) a pris soin de relativiser les annonces du gouvernement, en précisant que toute dépense supplémentaire devait être compensée par des recettes à créer (« devant chaque plus, il faut un moins »), accréditant l’idée qu’au final ce seront les travailleurs eux-mêmes qui paieront, au nom de la réduction de la dette.

Quelles sont les possibilités du gouvernement dans ce contexte ? La ministre Montchalin a expliqué qu’il était possible d’envoyer un texte au Sénat, sans vote à l’Assemblée mais avec la possibilité pour le gouvernement d’y ajouter des amendements votés (notamment ceux issus du pseudo compromis), et en utilisant l’article 47 (celui sur les ordonnances).

De son côté, Lecornu parle de « politique des petits pas », et explique que : « à la fin, ce sera un budget de transition ». Il ajoute en substance, en direction du PS (mais aussi du PCF et des Écologistes), que voter le budget ne revient pas à soutenir le gouvernement, puisqu’il n’est pas celui du gouvernement, mais le fruit d’un « compromis ». Il semble qu’il a été entendu par le PS, le PCF et Les Écologistes qui ont voté ou se sont abstenus pour la partie recettes du PLFSS. Assurément, il y a la volonté très claire du gouvernement de les associer à l’adoption du budget et de profiter d’une situation de division.

Évoquant la tactique dite du « filtre à café », en référence à la navette parlementaire qui doit permettre de revenir à la version initiale du gouvernement, Lecornu dit enfin à quel moment les choses sérieuses commenceront : « la seconde lecture à l’Assemblée sera le moment de vérité et chacun devra faire des compromis ». C’est-à-dire que l’on se dirige vers un plan d’économies à peine moins violent que le plan Bayrou, potentiellement voté à l’Assemblée (ce qui nécessiterait a minima l’abstention de tous les députés PS, PC et Verts), ou adopté par ordonnances, le scénario le plus communément évoqué (bien que le gouvernement s’en défende). Il reste également la possibilité des lois spéciales, mais la situation peut encore évoluer.

Une orientation de l’intersyndicale qui permet au gouvernement de manœuvrer

On le sait, c’est l’écho rencontré par le 10 septembre et la crainte d’une mobilisation très forte contre le budget qui a précipité la chute du gouvernement Bayrou. Alors que l’intersyndicale nationale, placée de fait sous l’influence de la CFDT avec le consentement des directions de la CGT, FO et de la FSU, n’avait pas exigé le retrait du plan Bayrou durant l’été se contentant d’une lettre-pétition, force est de constater qu’elle est parvenue à canaliser pour le moment la mobilisation après plusieurs journées d’action accompagnées de discussions avec Lecornu, qui ont participé de sa légitimation à déposer des projets de budgets forcément austéritaires.

La ligne générale de l’intersyndicale est celle d’un autre budget et de davantage de justice fiscale, ce qui est parfaitement compatible avec la position de la CFDT qui demande des « efforts partagés ». À la suite de la journée d’action du 2 octobre, l’intersyndicale décide d’une pause et se réfugie dans le silence, ce qui a autorisé les différentes manœuvres à l’assemblée.

Sitôt la censure rejetée, l’intersyndicale a publié un communiqué le 22 octobre intitulé « retraites : un premier pas qui en appellera d’autres ». Un appel qui se félicite du prétendu recul du gouvernement sur les retraites et évacue totalement la question du budget. Un appel sur lequel s’est appuyée la direction du PS quelques jours après pour justifier son positionnement. Mais ce communiqué est manifestement mal passé au sein de la CGT et probablement aussi à l’intérieur de la FSU.

La secrétaire générale de la CGT, S. Binet, s’est ainsi justifiée dans une lettre adressée aux syndicats de la CGT, expliquant que l’objectif est seulement « d’engranger les bougés ». La CGT a publié un communiqué peu après intitulé cette fois-ci « non à la suspension enfumage », un communiqué qui évoque à juste titre un « budget de régression » mais qui se borne à appeler les parlementaires à modifier le budget et à préparer des mobilisations dispersées.

La question syndicale est évidemment de première importance, c’est à ce niveau que les choses peuvent encore évoluer. En plus du dispositif à l’assemblée, le gouvernement a lancé sur le modèle du conclave de Bayrou (qui avait permis l’adoption du budget 2025) une conférence sur le travail et sur les retraites, sans le MEDEF pour l’instant mais en présence des syndicats (la CGT n’ayant pas participé à la première réunion uniquement en raison de contraintes de calendrier). Le Monde explique que « Lecornu parvient à garder dans son orbite la CFDT », confirmant que l’objectif de cette conférence est à nouveau de tenter de paralyser les mobilisations contre le budget ; Lecornu ajoute que « c’est le seul moyen de travailler sur des sujets jusqu’alors laissés de côté, d’ici à 2027, comme le partage de la valeur dans l’entreprise, l’actionnariat salarié, les différents modèles de systèmes de retraite. C’est absolument clé pour moi ».

On le sait, le capitalisme français rencontre des difficultés importantes ; Lecornu cherche à stabiliser la situation, sans garantie d’y parvenir dans le contexte de crise politique. Mais des projets apparaissent déjà pour la suite : la capitalisation ou le retour de la retraite à point, des menaces de plus en plus pressantes sur le Code des pensions des fonctionnaires de l’État, le projet « d’allocation sociale unique » ou encore la volonté du gouvernement d’organiser une consultation en Kanaky-Nouvelle Calédonie dans l’objectif de faire adopter l’accord de Bougival et de maintenir l’emprise coloniale de la France.

Lecornu promet également un « grand acte de décentralisation, de clarification et de liberté locale » en décembre. Il indique que la « mère des batailles, ce n’est pas que la question budgétaire, c’est aussi la réforme de l’État, de la clarification des compétences et de la décentralisation ». Une petite musique se fait jour auprès des présidents de région que l’on pourrait résumer par : « À l’État le régalien, aux territoires le reste ». Le président de la région Nouvelle Aquitaine (Alain Rousset, PS) ajoute : « tous nos collègues européens gèrent l’éducation et la santé, avec des résultats. Et nous, nous ne serions pas assez intelligents ? nous ne serions pas assez intelligents pour gérer les professeurs, la carte de formation ». De grands combats arrivent assurément.

Imposer l’unité pour le retrait des projets de budgets Lecornu !

Depuis le 6 novembre, un appel à la grève CGT-FSU-Solidaires pour le 2 décembre a été annoncé, un appel qui est sans doute la traduction de la volonté de combattre qui persiste dans les syndicats. C’est également à mettre en relation avec le contenu final des projets Lecornu, un « budget de casse et de classe » pour reprendre le titre de l’Humanité décrivant le projet de financement de la sécurité sociale (le pire depuis 2010), ce qui se trame avec la poursuite de la dégradation des conditions d’études et de travail à l’école (plus de 4000 postes en moins, des baisses de moyens à tous les niveaux…), dans les facs ou encore à l’hôpital public.

L’appel intersyndical continue pourtant d’évoquer le décalage de la réforme des retraites comme étant positif et fixe comme objectif de « gagner la justice sociale, fiscale et environnementale ».

Outre le caractère vague de la revendication, comment obtenir les moyens nécessaires pour les services publics sans dénoncer la logique même de ce budget, conçu pour continuer d’aider grassement le patronat (+300 milliards d’euros par an), augmenter les dépenses militaires (+13% dans le budget) et rembourser la dette (+ de 60 milliards cette année) ? Il n’est pas possible d’avoir un « bon budget » dans ces conditions. Le « compromis » ou les ordonnances qui se préparent seront forcément défavorables aux travailleurs.

Il ne fait pas de doute que la colère qui s’est manifestée à la fin de l’été n’a pas disparu, de même que la volonté de combattre contre les attaques du gouvernement. Il faut donc exiger des syndicats qu’ils se prononcent pour le retrait total des projets de budget Lecornu et indiquent en toute clarté que les travailleurs ne sont pas responsables de cette dette et que ce n’est donc pas à eux de la payer ; combattre pour qu’ils quittent la conférence sur le travail et les retraites et qu’ils dénoncent ce qui s’y prépare. Sur ces bases, il est encore temps d’organiser une manifestation nationale sur Paris sur l’objectif de faire tomber les projets de budgets et ouvrir la voie à la mobilisation pour la satisfaction des revendications.

18 novembre 2025

Source : https://insurge.fr/bulletins/bulletins-2025/l-insurge-no51/vers-un-budget-lecornu-aux-allures-de-plan-bayrou-bis,939.html