Comment envisager l’avenir du système de retraite en montant dans le compartiment étanche d’une manœuvre visant à habiller le report de la loi des 64 ans de quelques mois, nommée « conférence travail et retraite » ?
Comment séparer l’offensive contre le principe social de la retraite de la vague scélérate contre la sécurité sociale ?
Comment croire que la déferlante du budget Lecornu est autre chose qu’une étape décisive vers l’abattoir où serait équarri l’état social ?
1) RUPTURE AVEC LES DÉPENSES SOCIALISÉES
Au chapitre santé, nous en sommes là : actuellement, les remboursements se font en deux étapes.
- La demande est d’abord envoyée à la Sécurité sociale, qui prend en charge 90 % des dépenses pour les malades atteints d’affections longue durée (ALD), mais moins de 50 % du tarif des visites chez le médecin (généraliste ou spécialiste) ou de l’achat de médicaments, un tiers environ des soins dentaires et pratiquement rien pour les lunettes.
- Le dossier part ensuite chez les complémentaires santé (mutuelles, instituts de prévoyance et assureurs privés), qui remboursent en fonction des contrats souscrits. Le reliquat est à la charge des patients ; cela représente 16 % pour les médicaments, par exemple.
Ce système, à bout de souffle, conduit entre 21 et 36 % des Français à renoncer aux soins pour des raisons financières. Des enfants sans lunettes alors qu’ils en auraient besoin ; des dents qu’on arrache au lieu de les soigner ; des bronchites négligées qui dégénèrent ; des personnes âgées qui s’isolent de plus en plus faute d’appareil auditif … Ce mauvais niveau de remboursement provoque l’engorgement des services d’urgence des hôpitaux.
Et pourtant, voilà quarante ans que les gouvernements imposent la baisse des dépenses, et quarante ans qu’elles continuent d’augmenter. En raison d’une rencontre vertueuse des besoins de la population avec les capacités médicales en évolution constante.
Ce que veut le gouvernement, c’est réduire les dépenses socialisées dans le cadre de la Sécurité sociale et accroître celles qui dépendent des contrats, individuels ou collectifs, négociés avec les complémentaires santé.
Dans cet esprit, à titre d’exemple, l’Accord national interprofessionnel (ANI) signé en 2013 par le patronat et les syndicats — à l’exception de la Confédération générale du travail (CGT) et de Force ouvrière (FO) — a, entre autres, rendu les complémentaires obligatoires dans toutes les entreprises.
L’inégalité générée par le grand basculement vers les complémentaires
Le basculement de la protection sociale vers les complémentaires est un choix inégalitaire fondamental.
Sur 100 euros de cotisations reçues par les complémentaires, 15 à 19 % partent en frais de gestion (et de publicité) (8), contre 4 à 5 % pour la Sécurité sociale. Aucune « rationalité économique » ne justifie donc que l’on préfère l’une à l’autre.
Les complémentaires s’avèrent plus inégalitaires. Si 95 % de la population en dispose désormais, le nombre ne fait pas grand-chose à l’affaire, car, à la différence des cotisations sociales, les primes à payer varient en fonction de l’âge, de la situation de famille, du statut (retraité, auto-entrepreneur, salarié…), tandis que les prestations dépendent du type de contrat. Tout le monde n’est pas logé à la même enseigne.
Les contrats collectifs négociés dans les entreprises, grandes et moyennes, sont pour partie pris en charge par celles-ci ; ils coûtent moins cher et offrent une bonne couverture — dite A ou B, sur une échelle qui va jusqu’à E — pour les deux tiers des personnes couvertes. Mais cela ne concerne que 16 % des contrats.
Les souscriptions individuelles sont de loin les plus nombreuses — plus de la moitié (54 %) des contrats —, et sont nettement moins avantageuses : seuls 9 % des souscripteurs peuvent s’offrir des primes apportant une couverture A ou B, et près de la moitié doivent se contenter de contrats bas de gamme (D ou E).
Autrement dit, pour les complémentaires, plus vous pouvez verser, plus vous êtes remboursé, alors qu’avec la Sécurité sociale chacun paie selon de son revenu et reçoit selon ses besoins.
UNE LONGUE DÉRIVE DU PRINCIPE SOCIAL : UN DROIT OU UNE ASSISTANCE ?
Ce double étage de la protection sociale (Sécurité sociale et mutuelle) existe depuis la naissance de la « Sécu », en 1945.
À l’origine, le Conseil national de la Résistance (CNR) se proposait d’instaurer, indépendamment de la situation professionnelle, « un plan complet de sécurité sociale visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec une gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ».
Le ministre communiste Ambroise Croizat et le haut fonctionnaire gaulliste Pierre Laroque, fondateurs de l’organisme public, ont dû affronter plusieurs opposants : le patronat, qui, bien qu’affaibli, essayait de limiter l’étendue des dégâts ; les médecins, qui ne voulaient pas que l’on encadre leur liberté de s’installer ou de fixer leurs tarifs ; les mutuelles, qui existaient bien avant la guerre et voyaient d’un mauvais œil l’arrivée de l’État.
D’un côté, les promoteurs de la Sécurité sociale parlent d’un droit pour toute personne vivant sur le territoire ; de l’autre, des mutualistes prônent une assistance, notamment pour les moins riches.
Cette deuxième option est préférable à la charité, qui plaît tant aux grosses fortunes et au patronat. Mais elle fait dépendre les prestations du bon vouloir de l’État, qui fixe l’impôt, et du consentement des couches aisées à l’acquitter.
C’est d’autant plus dangereux qu’aujourd’hui celles qu’on nomme « les classes moyennes » bénéficient de moins en moins du système collectif (pour les soins courants) et doivent payer de plus en plus pour elles-mêmes.
Un jour viendra où elles refuseront de payer deux fois, et alors le privé l’emportera.
Le compromis de 1945
Les ordonnances du 4 et du 19 octobre 1945 créant la Sécurité sociale sont le fruit d’un compromis : elles garantissent les droits des salariés et de leurs familles — certains professionnels restant en dehors (commerçants, agriculteurs, professions libérales) ou gardant leur propre caisse (cheminots, électriciens, etc.) — et elles admettent le principe d’un ticket modérateur, non remboursé par l’assurance-maladie, tout en envisageant de le voir s’éteindre (art 49).
Un an et demi plus tard, le 17 mars 1947, est instaurée une loi qui vise explicitement à modifier l’ordonnance du 4 octobre 1945 « dans l’intérêt de la mutualité française ». On ne saurait être plus clair. Dans la bataille menée par les mutuelles, celles-ci remportent une victoire — qui sera aussi une victoire des assurances lorsqu’elles pourront assurer la protection complémentaire santé.
Néanmoins, la Sécurité sociale définit des droits articulés autour de quatre solidarités indissociables :
- entre les plus aisés et les plus pauvres,
- entre les bien-portants et les malades,
- entre les actifs et les retraités,
- entre les ménages avec enfants et ceux qui n’ont pas (10).
De plus, elle instaure un système démocratique inédit : l’élection par les assurés eux-mêmes des conseils d’administration, qui comprennent deux tiers de représentants des salariés.
Une « Sécu » de plus en plus écartée
Les gouvernements mineront tous ces deux caractéristiques fondamentales.
Du côté des soins, une baisse continue des prestations : instauration du forfait hospitalier ; déremboursement des médicaments dits « de confort », dont la liste ne cessera de s’allonger (on parle maintenant de médicaments « à faible efficacité ») ; forfait pour les consultations médicales ; non-relèvement des forfaits pour les lunettes et les soins dentaires ; etc.
Depuis 1971, le gouvernement met en place un numerus clausus pour réduire le nombre de soignants, ce qui conduit à la pénurie en cours.
En 1980, le secteur 2 est créé, qui donne toute liberté aux médecins de fixer leurs tarifs tandis que les assurés demeurent remboursés sur la base antérieure : 10 % des médecins généralistes, 40 % des spécialistes ont basculé dans ce secteur (plus de 70 % des nouveaux spécialistes y adhérent désormais).
Un marché s’ouvre alors pour les complémentaires qui vont — au moins partiellement — rembourser ces dépassements (8 milliards d’euros en 2015).
Les entreprises déresponsabilisées
S’agissant du financement, les mêmes vont s’acharner à réduire la part des cotisations sociales, en exonérant le patronat — la palme revient à M. François Hollande et à M. Macron, avec le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) et ses 40 milliards d’euros d’exonérations — et en créant en 1990 la Contribution sociale généralisée (CSG), un impôt décidé par l’État qui représente désormais près du quart des recettes.
La lente marche vers l’étatisation
Du côté de la démocratie, le pouvoir de droite va rapidement ramener le nombre de représentants des salariés à égalité avec ceux du patronat. À partir de 1962, il supprime les élections des administrateurs, qui feront un rapide retour en 1983 avant de disparaître corps et biens. Entre-temps, en 1967, est créée une Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss) qui chapeaute les caisses toujours gérées paritairement. La loi du 13 août 2004 leur supprime tout pouvoir et le transfère à l’Union nationale des caisses d’assurance maladie (Uncam), dont la direction est nommée par le gouvernement. Exit les représentants des salariés, qui n’ont plus qu’un rôle consultatif. L’étatisation est en marche.
Le pari des mutuelles
Dans le même temps, les complémentaires — assurances et mutuelles — vont gagner du terrain et étendre leurs prérogatives.
En 1985, par Laurent Fabius, le Parlement adopte un nouveau code de la mutualité qui entérine l’entrée des compagnies privées dans le domaine de la santé.
Puis, en 2001, avec Lionel Jospin, les directives européennes sont transposées et les règles assurantielles classiques deviennent prédominantes.
La Mutualité française fait pencher la balance en arguant que cela permettra aux mutuelles de participer à la construction du marché de l’assurance complémentaire et de proposer leurs services en dehors de la France.
Alors qu’à l’origine il voulait s’en extraire, le mutualisme tombe petit à petit dans la marmite du marché.
Dans la compétition avec les assurances privées, les mutuelles ont perdu des plumes. Quelle que soit la bonne volonté des mutualistes — et beaucoup tiennent à leurs principes d’origine —, la logique du privé s’impose. C’est ainsi que la Mutuelle générale de l’Éducation nationale (MGEN), qui désormais appartient au groupe Istya, se vante d’investir en Chine (13). Pas sûr que cela soit très utile aux enseignants…
Au fur et à mesure que la Sécurité sociale se désengage sur décision de l’État, les complémentaires (mutualistes ou privées) sont invitées à prendre le relais. Comme les prix ont tendance à exploser, on les incite désormais à mieux segmenter leur clientèle et à présenter des contrats-types qui seront mis en concurrence pour faire baisser les prix.
Déjà ont été instaurés des contrats dits « solidaires et responsables » limitant les remboursements des complémentaires santé, ce qui peut pousser celles-ci à « négocier » avec les professionnels de santé pour qu’ils acceptent de réduire ou de choisir certaines prescriptions.
C’est alors la mutuelle ou l’assurance qui détermineraient le bien-fondé de tel ou tel soin (et non plus les soignants), comme cela se pratique aux États-Unis. Les plus riches (ou les moins pauvres) pourront toujours choisir une surcomplémentaire.
Ainsi pourrait s’installer un système à trois ou quatre vitesses : la couverture des gros risques par la Sécurité sociale, avec une prise en charge pour les pauvres — couverture maladie universelle (CMU et CMU-complémentaire) —, une couverture plus ou moins importante grâce à la complémentaire, et une surcouverture pour les plus favorisés. Un système éclaté favorable au marché.
Dans le même temps, les mutuelles occupées à concurrencer les assurances privées éprouvent de plus en plus de difficultés à faire vivre leurs centres pluridisciplinaires, hier innovants. Elles peinent à renforcer la prévention, dont le champ mérite pourtant d’être étendu si l’on veut stopper l’extension continue des maladies chroniques.
C’est pour contrer cette dérive que les syndicalistes conscients veulent promouvoir un remboursement à 100 %, en intégrant les activités d’assurance santé des complémentaires au sein d’une Sécurité sociale rénovée. Pour revenir à l’esprit et la lettre du CNR, version XXIe siècle. Il n’y aurait alors plus de distinction entre les assurés classiques et les bénéficiaires de la couverture maladie universelle (CMU et CMU-C), si souvent stigmatisés ; celle-ci pourrait ainsi disparaître. Le droit serait le même pour tous.
2) RETRAITE VIPÈRE-À-POINTS
La « conférence travail et retraite » offre un cadre gouvernemental au consensus MEDEF-CFDT-Macron, qui s’y exprimera ou trouvera un autre lieu pour massacrer la retraite sociale.
Pour faire passer « la nécessité incontournable de la réforme », un énième rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR) est tombé à pic, qui conclut à un déficit terrible, repris en chœur. En réalité, le déficit est créé essentiellement par la non-compensation des exonérations de cotisations sociales par l’État, la forte baisse de la masse salariale et donc des effectifs de la fonction publique et quelques tours de passe-passe financiers.
Macron gagne un recul de l’âge de départ à la retraite à 64 ans pour atteindre le but libéral : supprimer la retraite par répartition (nettement plus solidaire, même si elle est imparfaite) pour aller vers la retraite à points que veulent conjointement le patronat, la Commission européenne, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et la patronne de la Confédération française démocratique du travail (CFDT).
DES POINTS DONNÉS À L’INEGALITE ET À L’INCERTITUDE
Un ouvrier ne peut vivre autant qu’un cadre, soit six ans de plus en faveur de ce dernier ; cela impliquerait entre autres de nouvelles organisations du travail plus saines et moins intensives, un système de santé préventif et… des droits à la retraite plus précoces — rien d’utopique.
Mais ces mesures de justice restent hors du viseur patronal et gouvernemental. Il n’y a rien de tout cela mais, avec le système par points, le moindre accident de la vie entraînerait une baisse de la pension, ainsi que tous les accidents économiques …
On n’accumulerait plus des droits comme aujourd’hui, mais des points qui seraient calculés selon le salaire. Vous gagnez beaucoup, vous avez beaucoup de points. Vous gagnez peu, vous en avez peu. Vous arrêtez de travailler, vous n’avez rien.
La somme de points accumulés tout au long de sa vie professionnelle ne suffirait pas à donner le niveau de la pension. Il dépendrait de la valeur de chaque point, qui elle-même dépendrait de la croissance économique au moment du départ à la retraite, de l’espérance de vie moyenne de la classe d’âge… L’incertitude complète.
LE SYSTÈME PERMET DE BAISSER CHAQUE ANNÉE LA VALEUR DES POINTS ET DONC DE DIMINUER LE NIVEAU DES PENSIONS.
Le système est automatique. Donc les dirigeants politiques au pouvoir n’auront plus à rendre des comptes devant les électeurs — pas plus d’ailleurs que les dirigeants syndicaux.
On se souvient que l’acceptation du plan Juppé sur la Sécurité sociale et la retraite en 1995 avait été négociée par Mme Nicole Notat, alors secrétaire générale de la CFDT — ce qui avait provoqué une défection de plusieurs organisations locales et professionnelles de ce syndicat.
Le nouveau système réduirait de fait les pensions. Le système envisagé propose, au mieux, de figer la part de celles-ci dans les richesses produites (13,8 % du produit intérieur brut) alors que le nombre de retraités va augmenter : le même « gâteau » à partager par plus de monde ! Cela pousserait ceux qui en ont les moyens à choisir des « surcomplémentaires », autre nom des fonds de pension placés sur les marchés financiers.
Le principe du système de répartition ?
Ceux qui ont le plus doivent contribuer le plus pour répondre aux besoins de tous.
Le système par points de Macron ?
Ils participeraient moins et seraient encore davantage poussés à souscrire un plan épargne retraite privé — les fameux fonds de pension. Ce qui amènerait ces salariés à se désolidariser petit à petit du système général (pourquoi payer si l’on n’en profite pas ?) et le gouvernement à retirer la taxe dès qu’il le pourra…
Anxiogène, inégalitaire, individualiste, la retraite par points est « en rupture » totale avec la philosophie du système par répartition tel qu’il est, plus solidaire et collectif.
RENOUVEAU DES MYTHES ET MENSONGES DE LA CAPITALISATION
2025 voit ainsi le retour de la vieille figure du slogan conservateur : « Osons la retraite par capitalisation ! » Ainsi s’intitulait le 1er mars 2023 la tribune dans le Figaro de 44 sénateurs signataires dont 3 vice-présidents du Sénat, Stéphane Le Rudulier, Stéphane Sautarel et Roger Karoutchi. Ils estiment le recul de l’âge légal de départ à la retraite nécessaire, et défendent une réforme plus ambitieuse, la capitalisation.
Au sein de feu le « conclave » créé par François Bayrou, la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) et le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) y reviennent : les futurs retraités devraient épargner auprès d’institutions privées chargées de faire fructifier leur pécule avant de le leur reverser sous forme de rente.
« Sur la capitalisation, nous n’avons pas de tabou », déclare la secrétaire générale de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) Marylise Léon (Le Figaro, 22 mai 2025). Le gouvernement sait opposer cet état d’esprit, constructif, à la rigidité des autres syndicats.
« La générosité de la répartition creuse l’écart entre retraités et actifs » (BFM)
« Les retraités ont un meilleur niveau de vie que la population française », avance le site de BFM TV (22 janvier 2025). À cet égard, pour ses promoteurs, l’instauration d’un dispositif par capitalisation serait vectrice de justice sociale, par rapport au système par répartition.
« La retraite par capitalisation est l’incontournable solution d’avenir »… clame M. Marc Fiorentino, cofondateur du site Meilleur Taux Placement.
Il s’agit pourtant d’un mécanisme éprouvé, aux défauts bien connus. Les premières caisses de retraite mises en place au milieu du XIXe siècle puis le premier système de retraite national instauré en France en 1910 reposaient sur cette logique. Incapables de servir des pensions permettant aux retraités d’échapper à la pauvreté et inadaptés aux périodes de forte inflation (fréquentes à l’époque), ils furent abandonnés.
À la création de la Sécurité sociale, on leur préféra la répartition. Elle a depuis démontré sa capacité à faire face aux crises financières et à progressivement sortir les retraités de l’indigence : leur taux de pauvreté en France est l’un des plus faibles d’Europe.
« La capitalisation existe, la justice sociale implique de l’ouvrir à tous »
Les pharmaciens ou les fonctionnaires jouissent déjà de retraites qui s’appuient en partie sur la capitalisation. La tribune des sénateurs précitée vante les mérites d’une généralisation : « Passer d’une capitalisation limitée qui ne bénéficie qu’à quelques-uns à une capitalisation collective permettra de limiter les inégalités patrimoniales et de faire bénéficier à tous des plus-values du capital. »
Pour l’heure, le projet réjouit surtout les assureurs et les sociétés proposant des produits financiers. La capitalisation permet d’ouvrir au privé la plus grosse part du gâteau de la protection sociale, soit 355 milliards d’euros en 2022.
Si le projet devenait réalité, ils ne seraient d’ailleurs pas seuls à festoyer : le développement de la capitalisation — tout comme la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) sociale promue par le patronat et soutenue à demi-mot par le chef de l’État — permettrait d’envisager une diminution des cotisations des employeurs.
IL FAUDRAIT ADHÉRER DE FAÇON CONTRAINTE AU CAPITALISME BOURSIER ?
Ou encore au remplacement de la solidarité qui, aujourd’hui, lie les générations par une autre, entre retraités et actionnaires ? Le « capitalisme malgré soi », celui qui contraint les actifs à recourir à l’emprunt, promeut l’actionnariat salarié ou, avant même l’entrée sur le marché du travail, fait ployer les étudiants sous le poids de la dette.
Ne manquait plus qu’un moyen de toucher les seniors. En faire des actionnaires offre de surcroît des perspectives intéressantes en matière de maintien de l’ordre social dans un pays où les plus de 60 ans, toujours plus nombreux, votent davantage que les autres.
« On n’introduit qu’une dose de capitalisation, de façon à sauvegarder le système actuel »
Il s’agirait d’une optimisation, un système à deux étages dont le socle serait la retraite “universelle” garantie par notre système de répartition actuel, auquel viendrait s’adosser une retraite par capitalisation.
L’expérience suggère que l’introduction d’un dispositif à deux vitesses, même généralisé, enfonce un coin entre les classes sociales. Il devient plus facile pour les gouvernements de réduire encore les contributions alimentant le mécanisme solidaire, et de circonscrire peu à peu les logiques de répartition.
Plutôt que de préserver la nature « universelle » de la protection sociale, la capitalisation accentue son individualisation.
La capitalisation s’inscrit dans un projet au long cours : la casse de la Sécurité sociale comme instrument de solidarité et de socialisation. L’ancien numéro deux du MEDEF Denis Kessler fixait l’objectif aux réformateurs de « défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance » et « tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception » (Challenges, 4 octobre 2007).
LA RETRAITE OU UN PORTEFEUILLE D’ÉPARGNE-RETRAITE ?
En dotant l’ensemble des travailleurs d’un portefeuille d’épargne-retraite collectif, on orienterait l’épargne nationale vers des secteurs stratégiques. Les cotisants seraient ainsi indirectement impliqués dans l’économie de leur pays.
En achetant des actions, soutiennent les partisans des points, les particuliers doteraient les entreprises des fonds requis pour investir et croître. Pourtant, la capitalisation ne donne pas naissance à une myriade d’investisseurs sensibles à l’intérêt national, mais à une poignée de fonds de pension : des mastodontes dont la priorité reste d’obtenir les meilleurs rendements possibles.
Dans ces conditions, « investir » revient en réalité à spéculer. Aux États-Unis, la durée moyenne de détention des actions était de cinq mois et demi en juin 2020, alors qu’elle se situait autour de cinq ans des années 1940 aux années 1980 (5). À un tel rythme, le marché ne consolide pas les finances des entreprises, il en fragilise le pilotage et dénature le fonctionnement même de l’économie réelle.
« La capitalisation est (…) significativement plus performante que la répartition », soutient le rédacteur d’une note récente pour le think tank Terra Nova (6). Pourquoi ? Car « le rendement du capital est structurellement supérieur à la croissance », explique-t-il, qui semble ignorer que la finance ne produit aucune richesse. Les profits qu’elle dégage sont tirés de l’économie réelle. De surcroît, la financiarisation de l’économie et l’extraction de rendements supérieurs à ceux de l’économie productive sont facteurs d’instabilité. Donc de crises.
« Choisir la capitalisation, c’est aussi faire le pari de ce qui fonctionne à nos portes. Nos voisins, l’Allemagne, les Pays-Bas ou encore la Suisse, l’ont fait », plaident les libéraux.
Aux États-Unis, elle contribue à environ 40 % des pensions perçues. Avec certains risques : lors de la crise financière de 2008, la valeur des actifs détenus par l’ensemble des fonds de la planète a reculé de 25 %, contraignant les Américains qui le pouvaient à retarder de plusieurs années leur départ à la retraite, et les autres à accepter une diminution significative du montant de leurs pensions.
La sécurité sociale mérite mieux que des remarques de basse intensité sur les manœuvres de couloir pour faire passer un budget musée des horreurs. Ne refusons pas l’héritage, investissons dans le bien commun social, pas la capitulation.
Jean Gersin, le 10 novembre 2025