Présentation
Daniel Tanuro est un des principaux théoriciens de l’écosocialisme, auteur de plusieurs ouvrages consacrés au thème, du best-seller « L’impossible capitalisme vert », paru en 2010, à « Écologie, luttes sociales et révolution » (2024). Il est membre de la 4e internationale (ex-SU) et habite en Belgique.
La conférence était centrée sur les interprétations qui ont été faites de Marx dans le but d’y trouver une pensée écologique cohérente. On en trouvera ci-après une retranscription synthétique. (La captation vidéo de la conférence peut être visionnée en cliquant sur le lien suivant : https://www.youtube.com/watch?v=oHDxjt6DwKE )
Document
En 1962 (avant même la parution du livre « Le printemps silencieux », un des premiers ouvrages à diffusion large à marquer les consciences quant à la crise écologique), le philosophe allemand Alfred Schmidt publiait « Le concept de nature dans la théorie de Marx » (« Der Begriff der Natur in der Lehre von Marx »). Vingt-cinq ans plus tard, il se voyait violemment attaqué par les « écomarxistes » anglo-saxons, qui lui reprochaient de ne pas avoir rendu justice au caractère systémique de la pensée écologique de Marx. Pour Schmidt, il y a en fait une tension entre le caractère utilitariste de la relation sujet-objet (de l’être humain dans son rapport à la nature) et des réflexions indiscutablement écologiques chez Marx. Cette ambiguïté est résumée par le théoricien trotskiste Daniel Bensaïd (dirigeant et fondateur de la LCR, disparu en 2010) dans la formule : « Il y a chez Marx un ange vert et un démon productiviste ».
Pour les « écomarxistes », au contraire, l’écologie est au cœur de la pensée de Marx. Ils insistent notamment sur le concept marxien de rupture métabolique. On trouve en effet dans le troisième livre du Capital :
« La grande propriété foncière réduit la population agricole à un minimum, à un chiffre qui baisse constamment par rapport à une population industrielle concentrée dans les grandes villes, qui s’accroît sans cesse. Elle crée ainsi des conditions qui provoquent un hiatus irrémédiable dans l’équilibre complexe du métabolisme social composé par les lois naturelles de la vie. Il s’ensuit un gaspillage des forces du sol, gaspillage que le commerce transfère bien au-delà des frontières du pays considéré. La grande industrie et la grande agriculture exploitée industriellement agissent dans le même sens : si, à l’origine, elles se distinguent parce que la première ravage et ruine davantage la force de travail, elles finissent en se développant par se donner la main, le système industriel à la campagne finissant aussi par débiliter les ouvriers, et l’industrie et le commerce, de leur côté, fournissant à l’agriculture les moyens d’épuiser la terre. »
Le concept de métabolisme (« Stoffwechsel », échange de matière) présente une certaine ressemblance avec « l’hypothèse Gaïa » de Lovelock (la Terre fonctionne comme un organisme vivant). Mais contrairement à Lovelock, Marx intègre l’humanité au fonctionnement métabolique du reste de la nature, au sein duquel elle a un rôle spécifique et perturbateur (à travers la forme de la grande industrie et de l’agro-business).
Cela suffit-il cependant pour affirmer que l’écologie est au cœur de la pensée de Marx ? L’ensemble des citations sur l’écologie qu’on peut retrouver dans le Capital et dans les théories sur la plus-value ne constituent pas plus d’une dizaine de pages, alors que les « Grundrisse » (manuscrits ayant donné la base du Capital) contiennent une quantité importante de passages productivistes. La citation ci-dessous montre bien, dans sa conclusion, la persistance du productivisme chez Marx au terme d’une analyse très lucide de la dynamique de la production capitaliste et dont les écosocialistes d’aujourd’hui tireraient d’autres conséquences.
« La production de plus-value relative, fondée sur l’accroissement des forces productives, exige la création d’une consommation nouvelle. Au sein de la circulation, la sphère de la consommation devra donc augmenter autant que la sphère productive. En conséquence, primo, on élargit quantitativement la consommation existante, secundo, on crée des besoins accrus en propageant à une sphère plus grande, tertio, on crée de nouveaux besoins, on découvre et on produit de nouvelles valeurs d’usage. Il faudra donc explorer toute la nature pour découvrir des objets de propriétés et d’usages nouveaux pour échanger à l’échelle de l’univers les produits de toutes les latitudes et de tous les pays et soumettre les fruits de la nature à des traitements artificiels afin de leur donner des valeurs d’usage nouvelles, on explorera la Terre dans tous les sens, tant pour découvrir de nouveaux objets utiles que pour donner des valeurs d’usage nouvelles aux anciens objets, on utilisera ceux-ci en quelque sorte comme matière première, on développera donc au maximum les sciences de la nature, on s’efforcera en outre de découvrir, de créer et de satisfaire des besoins découlant de la société elle-même. »
Cette première partie de la citation est d’une grande pertinence au vu des développements contemporains, ce qu’on peut voir à l’exemple de la science des matériaux et du biomimétisme (entre autres).
Marx poursuit cependant ainsi :
« La production fondée sur le capital crée ainsi les conditions de développement de toutes les propriétés de l’Homme social, d’un individu ayant le maximum de besoins, et donc riche des qualités les plus diverses, bref, d’une création aussi universelle et totale que possible, car plus le niveau de culture de l’Homme augmente, plus il est à même de jouir. »
Il apparaît donc ici que Marx ne s’est là pas départi d’illusions sur un caractère émancipateur de la production en régime capitaliste.
Les « Grundrisse » n’avaient certes pas vocation à être publiés au départ, mais on trouve également ceci dans le « Manifeste du parti communiste » :
« Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour augmenter au plus vite la quantité des forces productives. » Si le contexte de misère et de pénurie de l’époque justifie et rend urgente une augmentation de la production de certains biens, il apparaît ici que Marx s’appuie sur une conception du matérialisme historique à la fois productiviste et prométhéenne.
Dans son « Introduction à la critique de l’économie politique », Marx considère que le prolétariat abolira la domination de la bourgeoisie parce qu’elle finira par constituer un obstacle dans le développement des forces productives (de manière analogue au processus aboutissant à l’abolition de l’Ancien Régime par la bourgeoisie).
Si la thèse des “écomarxistes” est donc sujette à caution, il y a cependant plus que des « intuitions écologiques » (Bensaïd) chez Marx.
L’écomarxiste d’un genre particulier qu’est Kohei Saito, reconnaissant pour sa part la présence du productivisme dans l’œuvre de Marx, soutient que Marx a fini par l’abandonner dans ses développements. L’objectif de Marx dans ses premiers ouvrages aurait été de combattre la pensée malthusienne et son influence dans l’économie politique anglaise (chez Adam Smith et Ricardo). Malthus pensait que la production agricole s’accroissait de manière linéaire là où la population augmentait de manière exponentielle. La conclusion politique qu’en tire Malthus étant qu’il ne faudrait pas aider les pauvres, qui feraient davantage d’enfants s’ils étaient aidés, ce qui conduirait à un appauvrissement – l’obsession politique de Malthus étant la défense de l’Ancien Régime.
Contrairement à Malthus, Engels, puis Marx, cherchent à s’appuyer sur les développements des sciences de leur époque. Liebig, spécialiste de la chimie des sols, affirmait que la productivité des sols pouvait croître de façon quasiment infinie. Mais dans la septième édition de son traité sur la productivité des sols, Liebig change complètement d’avis et se met à dénoncer le caractère « prédateur » de l’agriculture moderne. Il affirme qu’aucun apport d’engrais industriel ne peut compenser la perte des nutriments des sols. Les excréments ne retournant plus aux champs, il y a un appauvrissement progressif de la fertilité des sols. Selon Kohei Saito, cela amène Marx à réviser son système théorique, non pas pour donner raison à Malthus, mais pour mettre en avant la responsabilité du système de production capitaliste. Marx revoit sa vision de l’émancipation du prolétariat et de l’individu humain dans le Capital, écrit après la lecture de la septième édition des travaux de Liebig. « La seule liberté possible est que l’Homme social, les producteurs associés, règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle, et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force, et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à la nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité ; c’est au-delà que commence le développement des forces humaines comme une fin en soi, le véritable royaume de la liberté, qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre base, celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail. »
La deuxième condition essentielle de cet épanouissement est qu’il y ait un développement qui préserve et favorise les conditions d’existence des générations futures (ce qui apparaît dans la fameuse expression notariale et patriarcale avec laquelle Marx prône une gestion de la terre « en bon père de famille »).
Dans le Capital, on peut trouver toute une série d’éléments authentiquement écologiques : une agriculture rationnelle est incompatible avec le système capitaliste, la seule agriculture rationnelle possible, c’est une agriculture gérée par les petits paysans ou par les communautés, les producteurs associés (mais pas les kolkhozes, pas l’étatisation de l’agriculture). Le cycle long du développement des arbres s’oppose au court-termisme du capitalisme. On retrouve des développements similaires, brefs mais profonds, sur la question des mines, de la gestion de l’espace, de l’élevage, des pêcheries.
James O’Connor écrit qu’on trouve, à côté de la contradiction capital / travail, une contradiction capital / nature. Mais pour Marx, la force de travail humaine est aussi une ressource naturelle.
Conclusion :
1) Il y a bien quelque chose qui ressemble à une écologie chez Marx, mais ce n’est pas un système complet qui traverse toute l’œuvre. Sur la paysannerie, Marx ne parvient pas à choisir : l’émancipation passe-t-elle ici par la petite paysannerie ou par le développement de la grande agriculture ? On trouve dans le même ouvrage (le Capital) des passages contradictoires sur ce sujet :
« L’esprit même de la production capitaliste axée sur le profit le plus immédiat est en contradiction avec l’agriculture, qui doit mener sa production en tenant compte des conditions d’existence permanente des générations qui se succèdent. »
« Un des grands résultats du mode capitaliste de production, c’est qu’il a fait de l’agriculture une application scientifique consciente de l’agronomie dans la mesure où cela est possible dans les conditions de la propriété privée alors qu’elle n’était qu’une série de procédés purement empiriques et transmis mécaniquement d’une génération à l’autre par la fraction la moins évoluée de la société. » Et plus nettement encore : « La rationalisation de l’agriculture qui, seule, rend possible son exploitation sociale, est un des deux grands mérites du mode capitaliste de production. »
Autant Marx et Engels sont sensibles au savoir-faire des artisans, autant ils n’ont aucune conscience du savoir-faire paysan (dont on peut comprendre l’extraordinaire ingéniosité en lisant, par exemple, le livre « Histoire des agricultures du monde » écrit par les agronomes Marcel Mazoyer et Laurence Roudart).
L’écologie de Marx reste par ailleurs empreinte d’un certain scientisme. Marx préfère s’en tenir au premier Liebig, plutôt que de s’appuyer sur Darwin au moment où ce dernier publie un ouvrage sur le rôle des vers de terre dans la fertilisation des sols. Marx se moque en outre d’une hypothèse (qui apparaît à l’époque) qui énonce que les plantes sont capables d’enrichir les sols en captant certains éléments chimiques de l’atmosphère – hypothèse dont la validité est démontrée quelques années plus tard.
Autre problème : la question des femmes est totalement absente, alors que la majorité des agriculteurs sont des agricultrices (encore aujourd’hui dans les pays du Sud). Or, il y a un parallèle évident entre domination patriarcale et emprise sur la nature.
Il y a chez Marx des éléments d’une écologie qui vont plus loin que des intuitions, mais pas de système.
2) Reste un problème non résolu chez Saito : Marx n’est pas simplement passé d’une conception productiviste prométhéenne à la représentation d’un hiatus métabolique. En effet, le jeune Marx était naturaliste : il s’agissait pour lui d’humaniser la nature et de naturaliser l’homme (Manuscrits de 1844). C’est l’idée d’une harmonie entre l’Homme et la nature.
Le productivisme de Marx est une conséquence de son naturalisme de jeunesse, qui n’est pas libéré de l’idéalisme hégélien. Marx rompt avec cela, ce qui se matérialise dans sa conception du hiatus irrémédiable. L’objectif devient alors plus modestement la gestion rationnelle de la nature. (Lire à ce propos la thèse “La rupture écologique dans l’œuvre de Marx : analyse d’une métamorphose inachevée du paradigme de la production”, de Timothée Haug – travail qu’on peut consulter en ligne.)
Il s’agit donc de faire une analyse critique de l’ébauche écosocialiste de Marx pour tracer une autre voie en évitant deux écueils :
- l’hypothèse Gaïa : la Terre est malade, et cette maladie, c’est l’humanité (Lovelock) – une autre forme de malthusianisme, qui a partiellement inspiré le rapport Meadows ;
- la conception de l’écologie dominante aujourd’hui (Latour et Descola) : il n’y a pas de nature, pas de capitalisme, pas de système, pas de matière, il n’y a que des acteurs-réseaux, donc plus de réflexion à avoir sur la crise des rapports entre le développement social capitaliste et la nature, puisque les deux termes sont dissous.
RV, Juillet 2025.