Le mois dernier est paru un ouvrage de moins de 200 pages consacré au célèbre penseur allemand du 19ème siècle, dont le nom est devenu celui d’une idéologie au même titre que le nom de Kafka est celui d’un adjectif, comble de la consécration. Son auteur est un trentenaire agrégé de lettres, qui s’est fait connaître en 2022 en publiant un livre, tiré de sa thèse, sur le style réactionnaire et qui a animé un séminaire de lectures de Marx, matrice du présent ouvrage. Diantre, encore un livre sur Marx, réputé pour être un écrivain hermétique, en particulier quand il est question d’économie ? Que nenni, c’est du Marx homme de lettres, pardon littérateur dont il est question (ce dernier se définissait d’ailleurs volontiers comme un travailleur intellectuel).
Dans un style qui n’est pas pédant bien qu’il s’appuie sur un solide corpus, c’est le Marx inventeur de formes dont il est question en sachant que, derrière les procédés littéraires nombreux auxquels il a eu recours, c’est de l’homme et de ses idées dont il est question collant ainsi à la célèbre phrase de Buffon, » Le style c’est l’homme. «
Le livre s’articule en une poignée de chapitres dont deux retiennent en particulier l’attention : le premier consacré à l’antimétabole, un héritage d’Hegel, admiré par le jeune Marx et les autres intellectuels engagés de sa génération. L’antimétabole, kezako ? C’est une figure de style qui consiste à répéter en les inversant les termes d’une phrase pour en exacerber la force expressive. Ainsi, un exemple qui n’est pas repris dans le livre, tiré justement de son livre consacré à la philosophie du droit chez Hegel : » L’arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes. «
Également, Marx auteur de romans gothiques, genre en vogue à son époque ? C’est aussi l’idée développée dans le chapitre intitulé Marx et les Maximonstres. En effet, au long de son œuvre fleuve défile tout un bestiaire : vampires bien sûr là où le sang est remplacé par la force du travail des ouvriers sucée jusqu’à la moelle par les capitalistes, fantômes grimaçants, goules mi-vivantes mi-mortes pour qualifier ses adversaires politiques, ancêtres des zombis, figure horrifique apparue au siècle suivant et qu’on peut lire, à travers la persistance de ce genre au cinéma comme en littérature, comme une métaphore contemporaine du capitalisme.
Le talent redoutable de polémiste d’Old Nick, un des nombreux surnoms de Marx, qui transparaît aussi dans sa correspondance et son activité de publiciste, éclate quand il s’agit de pourfendre l’illusion et de lever le voile sur le fonctionnement de la société capitaliste, au même titre qu’on peut lire Le Capital comme une enquête policière sur la recherche du bandit qu’est la plus-value.
Son style s’appuie sur une solide culture littéraire, facilitée par le fait que l’homme était polyglotte, que ce soit avec la fréquentation d’Eschyle et la notion de sacrifice, celle de Shakespeare, avec le spectre qui rôde dans Hamlet et à qui il emprunte aussi l’image de la vieille taupe, ou de la Bible, avec la figure de Moloch et le ton souvent sentencieux, voire prophétique de l’auteur. Est évidement mis en exergue le recours à la dialectique, qui se transforme avec délice en judo verbal à base d’assertions pour mieux mettre en avant ses propres solutions politiques révolutionnaires, le recours à l’enquête ouvrière auprès des prolétaires, que son comparse Engels connaissait bien lui aussi car fils d’industriel et avec deux filles du peuple comme compagnes successives, dont les voix deviennent polyphonie ou bien l’usage du terme » Considérant « , bien connu des juristes, Marx étant à la base étudiant en Droit.
Terminons par une dernière citation pour illustrer la patte de Marx : » Le temps est tout, l’homme n’est plus rien, il est tout au plus la carcasse du temps. « Elle est tirée de Misère de la Philosophie, la réponse de Marx au livre de Proudhon intitulé lui Philosophie de la Misère : désolé, encore une antimétabole !
LD
Références :
- ISBN : 9782353671168
- Editions Sociales
- Collection : Les éclairées
- Paru le 28/03/2025
- 200 pages
- 20€
Ah, les antimétaboles, quel pied !
Ce petit livre est un plaisir. Un plaisir bien sûr quand a lu Marx, mais on peut espérer aussi qu’il donne envie de le lire – et aussi de s’intéresser aux figures de rhétorique.
Il faut, en outre, le rapprocher de deux autres dans la même collection : « Le langage de la vie réelle »‘, de Juliette Farjat, porte sur le marxisme et le langage, ou plus exactement (cette catégorie, plus concrète que la langue et que le langage, se dégage dans ce livre), les pratiques langagières. L’autre est le livre de Daria Saburova issu de son enquête parmi les ouvrières de Krivyi Riv en Ukraine, lequel est par ailleurs à relier au travail sociopolitique de Denys Gorbach (en anglais : The Making and Unmakinf of Ukrainian Working Class, Berghan Books ed.
L’enquête de Daria donne en effet lieu à la construction de catégorie socio-linguistiques d’un grand intérêt. Donc, ces trois livres reliés entre eux, ainsi que le précédent de Vincent Berthelier je suppose (je ne l’ai pas lu, mais je vais le faire !), comportent des éléments riches sur le maniement des mots et les pratiques langagières, le style de Marx et les antimétaboles hégéliennes ou non étant parmi les plus remarquables, de celles qui nourrissent la force matérielle des prolétaires.
VP
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