Le magazine Inprecor nous informe à la suite du bulletin Afriques en lutte de la disparition ce mois de février 2025 de Badara Ndiaye, vieux militant trotskyste au Sénégal.

En guise d’hommage, il convient de mettre en perspective les conditions de son parcours militant. Badara Ndiaye, Badou pour les copains, était un enfant du quartier populaire de Niayes Thiocker, d’un temps où la spéculation immobilière n’avait pas encore colonisée totalement le Plateau à Dakar. Par le fait de l’école publique, l’enfant du bidonville devint un professeur d’anglais dans l’enseignement secondaire sans passer par la fac en France. De ses origines, Badou a toujours gardé une simplicité et une gentillesse à l’égard de tous, accessible pour tous, portant une attention particulière aux questions culturelles et aux moyens de partager cette culture avec les gens ordinaires dans des formes accessibles (chants, contes, spectacles, danses…).

Contrairement à une autre partie de la direction de l’OST qui avait été gagnée au trotskysme en Europe sur les campus des années 70s via la diffusion du bulletin Afrique en Lutte et par le rayonnement de l’extrême gauche d’alors, Badou avait été du noyau initial du GOR clandestin.

Le GOR, Groupe Ouvrier Révolutionnaire, organisation sympathisante de la 4eme Internationale (SU), agissait dans les conditions de la clandestinité imposée par le despote-poète-président Senghor, celui qui régnait sur le kolkhoze de l’arachide qu’était devenu le Sénégal nouvellement indépendant. La terre étant, elle l’est toujours, propriété d’État, les paysans disposaient de l’usufruit mais se voyaient contraints de se plier à la monoculture de l’arachide dont l’État assurait la commercialisation locale et internationale. A l’ombre de ce monopole prospéraient les affairistes dont les bénéfices dépendaient principalement de leurs bonnes relations avec les sommets de l’État mais peu de leur qualité d’entrepreneur. De mauvaises saisons de l’arachide, son cours mondial n’aidant pas à faire le bonheur des paysans, en saisons aggravées de sécheresse, en plus de l’absence de soutien et de promotion des cultures vivrières, tout cela déboucha sur un exode rural jetant une masse grandissante dans l’agglomération dakaroise ou sur la route de l’émigration.

Le GOR était un pur produit des années 68. Le Sénégal avait connu son Mai 68 en même temps que le Mai français avec une gréve générale totale, un mouvement étudiant et de la jeunesse affrontant les flics dans les rues. Le syndicalisme, dont les racines remontaient des décennies avant l’indépendance, avait un poids social et politique considérable malgré le régime de dictature policière du poète-président, dont le parti unique – le PS – était membre de la 2ème Internationale. Même la centrale officielle, la CNTS, organiquement liée au PS, était traversée par ce bouillonnement social.

Le monde enseignant fut l’un des moteurs de cette contestation syndicale et fournit de nombreux cadres à la gauche où prédominait le courant stalinien. Hormis la frange nationaliste incarnée par le professeur Cheikh Anta Diop, les staliniens du PAI tenaient le haut du pavé parmi ceux qui se voulaient anti-impérialistes. Les années 68 amenèrent la contestation avec l’apparition du courant maoïste autour du journal Xarebi. C’est dans ces conditions que le courant trotskyste apparut, polémiquant en permanence contre les tenants de la révolution par étapes, dans sa version pro-Moscou comme dans sa version pro-Pékin. Malheureusement, le GOR ne fut pas aidé par l’Internationale : le lambertisme réussit à mettre la main sur la scission survenue en 1977 donnant la création de la LCT. Une autre maîtrise du débat entre d’une part, la majorité européenne du SU et le SWP américain alors animateur de la TLT/FLT, et, d’autre part, le SU et le CORQI, sans oublier les autres courants qui ne sont jamais mentionnés, aurait pu donner de tout autres fruits.

Quoi qu’il en soit, l’évolution graduelle, entre 1978 et 1983, de la dictature vers un régime normal de démocratie bourgeoise, permit le passage du GOR clandestin à l’OST publique et légalisée. Hélas, encore une fois, la section sénégalaise ne fut pas aidée par l’Internationale !

Alors que les années 80 démarraient sous les auspices de la révolution sandiniste, de l’apparition de Solidarnosc, avant-garde de la révolution politique à l’Est, et enfin de l’affirmation du Parti des Travailleurs au Brésil, la direction du SU fut déstabilisée par la violence de la contre-révolution libérale impulsée par Reagan et Thatcher ; elle fut aussi décontenancée par les formes prises par la révolution politique tant attendue par des générations de trotskystes accablés par la répression stalinienne et la mise en position de minorité ostracisée. L’absence de maîtrise des questions nationale et démocratique eut aussi des conséquences fâcheuses au-delà des frontières de l’ex-URSS.

Lorsque le pouvoir du PS, de Senghor en Abdou Diouf, usé par des décennies de népotisme, de parasitisme et de corruption, contesté dans la rue, fut battu dans les urnes par un parti bourgeois rival (le PDS d’Abdoulaye Wade), il fallait savoir distinguer entre le soutien à la légitimité démocratique exprimée par le score électoral du PDS et l’alignement sur les gouvernements et coalitions autour du PDS. Exercice rendu d’autant plus difficile qu’il s’exerçait dans un nouveau cadre : non plus celui de l’OST, organisation indépendante, mais celui de la participation à un parti large, AJ-PADS.

AJ-PADS était né par la fusion à la fin des années 80 entre le principal courant maoïste, dont il avait gardé la référence au sigle And Jäf (En avant! en wolof) et d’autres courants dont l’OST. A partir de 2000, après la défaite électorale de Diouf, les promoteurs de la révolution par étapes s’engouffrèrent dans l’enfermement doré dans les gouvernements de coalition avec Wade puis avec Macky Sall. La recherche du « développement national indépendant », la « voie anti-impérialiste », se perdit dans le marécage de la corruption, cooptation, intégration. Résultat : la gauche fut passée au laminoir du désenchantement et lorsque l’heure fut venue de la contestation de masse du pouvoir de Macky Sall, la gauche, dans toutes ses composantes historiques, céda la place à la coalition populiste d’un quarteron d’inspecteurs des finances en rébellion, sous la marque du PASTEF.

L’intégration de l’OST dans le PADS n’était pas en soi un facteur de fatalité. La compréhension de la question démocratique et de son articulation avec le maintien de l’indépendance du mouvement ouvrier et populaire, dans toutes ses composantes (syndicats, associations, comités…), dans la perspective d’un gouvernement basé sur la majorité sociale, celle des travailleurs des villes et des campagnes, aurait permis d’éviter sinon de limiter ce désastre. Intégration-corruption pour les uns (revendiquée et assumée par la direction du PIT prenant pour modèle les success stories des leaders de l’ANC devenus milliardaires – Il faut ici saluer les honnêtes militants de la fraction publique du PIT qui tentent de préserver les bases d’un parti de gauche agissant et revendiquant… ), ONGisation des activités pour les autres, précarisation, paupérisation, tentatives désespérées de la migration, pour les larges masses.

Les dernières années de sa vie, Badou les passa à l’animation d’une association de défense des migrants, DIADEM. Il en fut le président jusqu’à son décès. Dans cette activité, Badou était à l’unisson des jeunes générations qui cherchent une voie, un salut par l’organisation collective, consciente et solidaire.

Olivier Delbeke

Lexique

GOR : Groupe Ouvrier Révolutionnaire, organisation sympathisante de la QI.

OST : Organisation Socialiste des Travailleurs, section sénégalaise de la QI.

LCT : Ligue Communiste des Travailleurs, née de la scission de 1977 du GOR, d’abord liée à la minorité internationale du SU puis aspirée dans l’orbite du lambertisme après 1979. Disparue à la fin des années 80 après quelques tentatives de coalition avec Mamadou Dia.

PAI : Parti Africain de l’Indépendance, sous hégémonie stalinienne. Affaibli puis marginalisé par ses rivaux staliniens à partir de 1978.

PIT : Parti de l’Indépendance et du Travail, né de la scission de 1978 du PAI. Raillé comme étant la « fédération départementale du PCF » dont il suivait les moindres variations d’orientation, le PIT était en compétition avec ses frères-ennemis de la LD/MPT (Ligue Démocratique / Mouvement pour un Parti du Travail) qui, eux, trouvaient leurs subsides du coté du PC italien ou de la Roumanie et de la Corée du Nord (!!)

AJ-PADS : Parti Africain pour la Démocratie et le Socialisme.

AJ-MRND : Mouvement pour la Révolution Nationale Démocratique, précurseur du PADS, de filiation maoïste, partisan « révolutionnaire » de la théorie stalinienne de la révolution par étapes.

PDS : Parti Démocratique Sénégalais, d’inspiration libérale, créé puis dirigé des décennies durant par Abdoulaye Wade. Macky Sall, formé initialement dans AJ-MRND, lui a succédé comme Brutus succéda à César.

PS : Parti Socialiste de Senghor puis de Diouf, section de l’Internationale Socialiste. Parti de l’indépendance, puis de la dictature puis du népotisme pendant 40 ans, tout en sachant faire des odes à la culture, à la démocratie et au socialisme.

PASTEF :  Patriotes Africains du Sénégal pour le Travail, l’Éthique et la Fraternité. Actuellement au pouvoir, s’affiche « anti-impérialiste ». Rigoriste religieux, sinon intégriste, en tout cas polygame, en ce qui concerne son noyau dirigeant.

Nota :

Le résultat des développements politiques et sociaux au Sénégal depuis l’an 2000 et la défaite électorale de Diouf, a entraîné un éclatement à l’infini des grands courants politiques de toutes obédiences, ce qui rend difficile tout effort de classification. Cet émiettement se manifeste par la révélation de « grands hommes providentiels au destin national » par dizaines sinon par centaines à l’heure de chaque scrutin électoral. Caricatural mais tragique à l’aune des défis sociaux et écologiques qui se posent.