Présentation

Alors même que l’Axe Trump/Musk/Poutine tente de déporter les Palestiniens de Gaza et de livrer l’Ukraine à Poutine, pour asservir l’Europe à l’ordre impérialiste multipolaire et entraîner le monde dans la barbarie de l’oppression, nous publions aujourd’hui deux textes théorico-historiques de la plus grande importance. Nous appelons nos lecteurs et nos amis à ne pas considérer qu’il s’agirait là d’un sujet pour spécialistes, et à se l’approprier pour le discuter.

Dans un article pour une revue historique, Revolutionary RussiaHanna Perekhoda, militante socialiste, révolutionnaire et féministe ukrainienne, originaire de Donetzk, ville occupée depuis 2014, Hanna Perekhoda, qu’Aplutsoc a souvent, depuis 2014, soutenue ou citée, présente l’existence, généralement inconnue, de marxistes ukrainiens au début du XX° siècle, comme Lev Yurkevitch, qui défendait l’auto-détermination effective, et pas seulement le « droit à » l’autodétermination, des nationalités non russes, comme l’axe révolutionnaire pour les prolétariats de l’empire russe. Elle rappelle que ces courants nationaux polémiquaient avec Lénine et que, contrairement à ce qu’a retenu la doxa dominante, Lénine n’a pas seulement polémiqué avec Rosa Luxemburg et autres négateurs de la dimension révolutionnaire et démocratique des questions nationales, mais aussi avec ceux qui allaient jusqu’au bout de la défense de la démocratie, comme axe de la révolution prolétarienne : les partisans de l’indépendance. Dont il n’était pas.

Dans un important article, le camarade Zbigniew Kowalewski, militant polonais ayant vécu à Cuba avant 1980, pris part à la direction de Solidarnosc à Lodz en 1980 puis qui, exilé en France, est devenu trotskyste mais en entreprenant de restituer ces pans occultés de notre histoire véritable, revient en détail sur les positions de Lénine avant 1917 à propos de la question nationale. Sa démonstration ne laisse aucun doute : s’il était partisan de l’émancipation des peuples opprimés dans les colonies outre-mer des puissances impérialistes, Lénine n’envisageait pas le démembrement de la « Russie », mais seulement une autonomie régionale et linguistique préservant l’État centralisé – à l’exception d’un « emballement » qu’il effectua, juste après s’être prononcé pour le « défaitisme révolutionnaire » après le déclenchement de la boucherie impérialiste, à l’automne 1914.

Comme Hanna Perekhoda à propos de Lev Yurkevitch, Zbigniew Kowalewski restitue la mémoire de théoriciens nationaux et marxistes de premier plan, comme les socialistes polonais Kazimierz Kelles-Krauz (à propos duquel le célèbre historien Timothy Snyder a commencé ses recherches) et Feliks Perl, et les ukrainiens Vassyl Shakrai et Serhiy Mazlakh (ce dernier, judéo-ukrainien). Et il  fait cette remarque terrible mais terriblement juste : « les manuels et les anthologies » sur le sujet « marxisme et question nationale » ont systématiquement « oublié » ces auteurs et militants, alors qu’il s’agit précisément de ceux qui appartenaient aux nations opprimés et luttaient pour leur propre émancipation !

C’est ainsi qu’un vieil ouvrage, anthologie de référence en la matière, Les marxistes et la question nationale, 1848-1914, publié pour la première fois en 1974 sous la direction de George Haupt, Michaël Lowy et Claudie Weill, comporte des textes des auteurs suivants : Marx et Engels, Karl Kautsky, Rosa Luxemburg, Karl Renner, Otto Bauer, Josef Strasser, Anton Pannekoek, Staline, Lénine, James Connolly. A la seule exception de James Connolly, l’intégralité de ces auteurs appartiennent à des nations « dominantes » et non pas dominées (l’osséto-géorgien Staline étant un cas-type de russification). La doxa qui résulte de ce choix et qui est exposée par les historiens ayant supervisé cette anthologie (dans ce qui était à l’époque un apport certain à la connaissance), oppose des positions tendant à nier la question nationale (Luxemburg, Pannekoek, Strasser) à des positions la prenant en compte (Lénine principalement et même Staline), tout en s’opposant aussi aux « austro-marxistes » (Bauer) qui la prennent en compte mais la dissocient de l’État et soulèvent la question des minorités extra-territoriales, des diasporas et de leurs droits.

Les partisans conséquents de l’indépendance, sauf Connolly mais qui est quasi marginalisé si ce n’est folklorisé, sont ignorés alors qu’ils existaient. Connolly, irlandais, est aussi le seul à appartenir à un groupe opprimé. Kelles-Krauz, Feliks Perl, Vassyl Shakrai, Serhiy Mazlakh, Lev Yurkevitch, Youri Mazurenko, Volodomyr Vinnitchenko, le géorgien Makharadzé, ou les juifs Vladimir Medem, apparenté aux austro-marxistes, ou Ber Borokhov, apparenté aux indépendantistes voulant un État territorial (par conséquent sioniste), sont ignorés alors qu’il s’agit d’un pan énorme de la pensée « marxiste » historiquement réelle. Mirsayet Sultan Galiev, par la suite, tatar de Crimée et « musulman » au sens d’une identité nationale-culturelle (non religieuse dans son cas) peut être ajouté à cette liste, et sera un peu plus connu du fait de recherches spécifiques l’ayant concerné.

De fait, le « droit à l’autodétermination jusqu’à la séparation » chez les bolcheviks s’apparente au droit de tendance ou de fraction dans les sectes (« tu as le droit mais t’as pas intérêt à t’en servir »), ou au droit au divorce dans un mariage bourgeois (« tu peux divorcer, chère épouse, mais à tes risques et périls » …) : cela donne « tu as le droit à la séparation mais le prolétariat ne te permet pas de l’exercer ». Quel prolétariat ? En Ukraine en 1917 les ouvriers et intellectuels russes et russifiés des villes expliquent, au nom de l’internationalisme, au prolétariat agricole majoritaire qu’il ferait bien de ne pas user de son « droit » et, dès 1918, c’est par la force des armes, des armes russes, que les bolcheviks (la majorité d’entre eux, car il y a eu des bolcheviks indépendantistes comme Shakrai et Mazlakh), viennent le leur expliquer …

Cette question est tout sauf académique. Car elle est au centre de la dégénérescence de la révolution russe, donc du stalinisme et de la tragédie du XX° siècle que l’humanité paie si cher au XXI° et dont l’héritage pèse tel le mort voulant saisir le vif. En effet, de manière classique, la tradition trotskyste explique la dégénérescence stalinienne par un diptyque : arriération et isolement. L’arriération, c’est l’héritage russe qui pèse sur une révolution ayant en fait remporté sa première victoire, la prise du pouvoir, « Octobre », dans un pays « sous-développé ». L’isolement, c’est l’échec de la révolution européenne et par là mondiale entre 1917 et 1923, dont la première responsabilité est imputée à la social-démocratie allemande, qui assassine Karl et Rosa.

Tout cela est vrai, mais il serait temps d’élargir le diptyque. C’est en réalité un triptyque. A l’arriération et à l’isolement dont les bolcheviks n’ont cessé de se plaindre, s’ajoute leur centralisme étatique russe. Car Octobre n’était pas seule et s’est crue seule. Il n’y a certainement pas à renier Octobre, mais il faut comprendre qu’Octobre n’était pas la seule naissance d’une formation sociale révolutionnaire renversant les anciennes classes dominantes, que l’on n’appellera des « États ouvriers » plus ou moins bureaucratiques (toujours beaucoup plus que moins !) que quand cet élan sera retombé. Il y avait pouvoir prolétarien en Finlande, la rada ukrainienne était un vrai soviet, la Géorgie menchevique, comme la Finlande, l’Ukraine et la Russie, avait socialisé les usines, exproprié les banques, fait des élections sous la protection des milices ouvrières armées …

Les bolcheviks russes se voulurent tout de suite les seuls, les autres étaient des « petits-bourgeois » ou des « nationalistes bourgeois », et la guerre civile fut aussi leur conquête militaire par un appareil d’État qui se remet à ressembler, très vite et furieusement, à l’ancien, ce dont Lénine, qui l’a voulu ainsi, se plaindra très vite, et contre lequel il se rebiffera d’une manière admirable (de ce point de vue, Z. Kowalewski est peut-être sévère sur cette dernière et terrible phase de Lénine déjà mourant), mais impuissante. Ce syndrome centraliste russe a joué un rôle clef dans l’isolement : en 1919, la jonction pouvait se faire par l’Ukraine et la Hongrie, mais pas par la Russie, asservissant l’Ukraine et la Hongrie.

C’est pourquoi, on ne peut plus s’en tenir à la doxa sur Lénine le bon protecteur des nationalités. D’ailleurs, les autres dimensions si « russes » chez les bolcheviks prenant leurs aises avec la démocratie (dimensions que nous retrouvons chez les socialistes-révolutionnaires de gauche et les anarchistes, mais pas chez les mencheviks internationalistes « civilisés » et « européens » de Martov, pour s’en tenir aux courants russes ayant accepté Octobre) , telles le refus d’élections libres nationales, la Tchéka … ont une relation profonde, à n’en pas douter, avec cette incapacité à se dégager du schéma d’un État russe, qu’on l’appelle Russie, « Fédération de Russie » (cette expression antinomique qui reste le nom de cet État aujourd’hui), ou URSS – une appellation a-nationale, imposée par Lénine contre Staline fin 1922 mais défendue pour la première fois par les « oukapistes », communistes-indépendantistes ukrainiens, en 1919. 

Notons que la dite doxa a été, tout récemment, reprise et illustrée dans la revue de la IV° Internationale, Inprecor, dans deux numéros sur la question nationale, avec les articles de Michael Löwy, Marxisme et question nationale de Marx à Eric Hobsbawm (n° de novembre 2024) et de Jaime Pastor, L’évolution de la pensée de Lénine sur la question nationale (n° de décembre 2024). Pour affirmer et développer un internationalisme à la mesure du XXI° siècle des catastrophes, de l’effondrement, des guerres et des révolutions pour la survie du monde humain, nous avons besoin de reconsidérer cette histoire, pas par pure passion historienne, mais par ce qu’elle explique aujourd’hui, et aide à agir pour demain.

Sur ce pan de l’histoire qu’il nous faut nous réapproprier, voir aussi, en langue française, Ukapisme – une gauche perdue. Le marxisme anti-colonial dans la révolution  ukrainienne. 1917-1925. Textes rassemblés sous la direction de Christopher Ford avec une préface de Vincent Présumey. Ibidem-Verlag, Stuttgart, 2021.

VP & OD.

Le texte de Zbigniew M Kowalewski.