Pourquoi donc l’empire Bolloré, propriétaire des moyens qui structurent et organisent l’hégémonie idéologique de l’extrême droite, enjoint-il à l’une de ses maisons d’édition, Fayard (il les possède presque toutes), de publier en novembre un livre signé Bardella, intitulé « Ce que je cherche » ?
Objet à 22,90 €, à la réalisation soignée et fort coûteuse, l’ouvrage est propulsé par une très grasse campagne publicitaire comme une intention majeure. Quelle est-elle ? Ouvrons le livre.
Les auteurs ont organisé un soigneux désordre des thèmes exposés de façon que le discours paraisse comme naturel, apolitique, de bon sens, frappé au coin des adages populaires et du vécu ordinaire.
Il s’agit moins de réitérer les thèmes traditionnels de l’extrême droite, que de présenter la manière dont ils devront être exposés de façon que le RN et Bardella franchissent la petite distance qui les séparent de la prise du pouvoir.
Et voici ce qui est annoncé : « Nous devons refondre le roman national » (sic). (p.255) Ainsi il s’agit d’un roman.
« Il est essentiel de comprendre les racines de notre pays. La France n’est ni une race ni une addition de communautés à l’anglo-saxonne. Elle est une Nation et une idée à laquelle on s’arrime. » « Elle unit le passé et le présent et se fonde sur un consentement, un désir de vivre ensemble. » (p.255)
Comme Zemmour naguère dans la vidéo de présentation de sa candidature présidentielle, Bardella appelle : « Écoutons ce que disent les Français. À Saint-Denis comme ailleurs, beaucoup ne reconnaissent plus la France qu’ils ont tant aimée. » (p.254)
Et d’imputer ce sentiment au danger migratoire : « Nous faisons face à une immigration de rupture. » « L’immigration de peuplement avec son corollaire démographique et ses flux ininterrompus depuis l’instauration du regroupement familial, change notre société et bouleverse les grands équilibres de la Nation. » (p.254)
Mais pour parvenir à cette reformulation zémourienne du « Grand Remplacement », il a fallu 250 pages (sur 316) guidées par le fil conducteur patriotique pompé aux sources les meilleures, celle du Maréchal Pétain, en son discours du 17 juin 1940 : « Je fais à la France le don de ma personne pour atténuer son malheur. »
Bardella, après « les séquences électorales de 2024 » : « Un peuple me livrait sa vie, des jours difficiles, parfois cruels, avec une sincérité désarmante… Je dois à mon tour me livrer. » Et voici le livre.
Tout sauf un programme, du vécu présenté comme tel habillant des événements qui tous conduisent Bardella à se saisir du drapeau national pour devenir le guide suprême d’un mouvement de survie identitaire.
Départ modeste, mais « l’élection est volée »
« Guidé par la rigueur et la sincérité, j’ai gardé comme unique boussole l’intérêt supérieur de la France et des Français. Ils sont mes moteurs. » (p.20)
« Porter un costume est une marque de considération et de déférence à l’égard de ceux qui placent leur confiance en vous. L’élégance fait partie d’un inconscient français que j’aime à rappeler. » (p.40)
Vociférations nazies ? Juste un gentil patriote. Au début.
Mais l’élection du 7 juillet 2024 a été volée : « Je ne peux m’empêcher de penser aux Français, aux millions d’électeurs… Nous avons remporté cette élection en nombre de voix, nous l’avons perdue en nombre de sièges … En ce triste soir, beaucoup ont forcément le sentiment que la victoire leur a été volée par un parti unique… » (p.102)
« 10 647 914 voix … nous sommes majoritaires chez les ouvriers, les policiers et les employés, dans La France du travail en première ligne face aux désordres de la mondialisation sauvages et aux violences de rue… » (p.109)
Quoi, alors : un livre-bulletin de presque victoire électorale ? Non, le « Roman national » se poursuit.
Fils du peuple de France, issu de la bonne immigration
Suit une longue séquence romanesque, où Bardella se présente comme enfant de Saint-Denis, mère italienne accueillie dans la ville des rois de France. Petit échantillon prélevé dans de très longues pages auto-monumentales : « Ma mère et ma grand-mère auront servi la ville de Saint-Denis et son école publique. Génération de l’effort, corps usés par la répétition des tâches, leurs dos les feront souffrir leur vie entière. » (p.129)
Surtout pas comme l’establishment issu des beaux quartiers, École alsacienne, Ena-sciences Po, non, Bardella vient d’en bas, de la classe ouvrière, et ça, ça ferait de lui un leader légitime. C’est du moins ce que présume la rédaction du livre.
« Valoriser l’effort m’a toujours semblé aller de soi. S’élever par le travail, par-delà l’origine ou le milieu social, est le cœur de la promesse républicaine … La France ne s’est pas construite dans le ‘droit à la paresse’ … Il faut cesser de dénigrer la France. » (p.218-219)
Bardella et le bon usage de la « catastrophe »
Ce qui façonne ce chef, ce sont les événements et leur enchaînement diabolique, pas la théorie. Quand il se risque à quelque généralité, le creux du tambour résonne fort. Échantillon : « La survie dans la faiblesse n’existe pas. Les civilisations, bien que mortelles, n’ont pas fini d’être. Elles se manifestent de façon affirmée et bruyante, des rues jusqu’aux champs de bataille. Les civilisations ne permettent pas de tout expliquer, mais en disent beaucoup. » (p.286)
Arrivent les émeutes de l’été 2023 :
« Si nous laissons la France en l’état, la guerre civile est à nos portes et elle pourrait ressembler à la banlieue de mon enfance. » (p.236)
Délinquants : « Les Français ne supportent plus cette culture de l’excuse et de l’inversion des valeurs qui transforment les délinquants en victimes. Quelle révolte sociale peuvent-ils exprimer en saccageant une médiathèque, un gymnase ou une école maternelle ? » (p.238)
Étrangers, immigrés : « L’écrasante majorité des émeutiers ou des auteurs de délinquance dite ‘de rue’ sont étrangers ou liés à l’immigration. Ce fait n’est pas mon opinion mais une réalité objective que toutes les statistiques démontrent. » (p.243)
Du Zemmour : « La francophobie s’est installée dans un pays qui a trop souvent honte de lui-même. Ce mal a pris place par relativisme, fausse pudeur et idéologie. Dans un nombre croissant de villes, la multiplication d’enclaves étrangères où l’islamisation et la violence emportent tout, érigeant en norme une contre-société que plus aucune politique publique ne semble atteindre, est une blessure qui pourrait devenir incurable. » (p.243)
« Je ne suis pas d’extrême droite »
Le roman de Bardella, « Ce que je cherche », se conclut sur l’aveu de sa fonction, cette première phrase de l’avant-dernier chapitre, intitulé « Ce que nous sommes » : « Je ne suis pas d’extrême droite. » « Cette marque au fer rouge permet de congédier l’opposant au musée des horreurs de l’histoire. Elle enferme dans un antre où empestent la défaite et le déshonneur. Elle permet de diaboliser, d’empêcher un quelconque discours sur le fond. » (p.293)
« Jamais, je ne me suis senti de proximité intellectuelle avec l’héritage politique de ‘l’extrême droite’. » (p.294)
Des affirmations relevant de la simple constance dans l’opération dite de « dédiabolisation » ? Un livre juste pour ça ? Ce serait commettre une lecture superficielle.
Ce dont Bardella est le nom représente une volonté de masquer (pas de la renier) l’histoire ô combien encombrante d’un RN dont les fondateurs appartenaient à la Waffen SS, la collaboration avec les Nazis et l’OAS. Quoi de plus pratique de disposer d’un sujet jeune, lisse, issu d’un cheptel interchangeable d’une new generation au croisement du libéralisme autoritaire, de l’extrême droite renouvelée et de l’échec de la mondialisation.
Ce livre est un instrument de préservation.
Le Rassemblement national n’est pas la forme définitive d’un parti de masse du nouveau fascisme, mais une formation en devenir. Écoutons Bardella :
« Nous venons d’obtenir plus d’un suffrage sur trois dans un scrutin à la proportionnelle : cela nous assure un socle considérable. Mais ce n’est pas suffisant pour conquérir le pouvoir. Il va falloir rassembler davantage. Je veux écarter l’idée selon laquelle le RN serait un parti isolé, hostile à toute forme d’alliance. » (p.79)
« Que veux-tu faire avec eux ? Une alliance ? » me demande Marine Le Pen. J’ai toujours voulu tendre la main à l’électorat de droite. » (p.79)
« Désormais, l’heure n’est plus aux querelles de partis. Je sais qu’il y a au sein des républicains, et chez leurs électeurs, des patriotes sincères qui refusent la passivité et la compromission avec Emmanuel Macron. Certains sont favorables à une alliance avec le Rassemblement national, mais leur direction a toujours rejeté le moindre accord. La période dans laquelle nous entrons est inédite : elle peut nous offrir la possibilité de bousculer les certitudes. » (p.80-81)
« Au long de la journée, j’ai fait savoir à la presse… que j’étais prêt à discuter avec l’ensemble des forces patriotes du pays dans le but de bâtir une majorité. L’appel au rassemblement était clair virgule et la main tendue à la droite, franche point. » (p.81)
Le RN seul ou une alliance avec les droites ?
À se présenter comme un gentil nationaliste basculant dans la lutte du bon sens français contre le « grand remplacement », le personnage de Bardella dans ce roman laisse les deux fers au feu. Soit une radicalisation et l’émergence à la faveur des circonstances d’un parti fasciste de masse. Soit une étape de rassemblement des droites et des extrêmes droites, ce qui donnerait le primat à la droite radicale et libérale dans le RN.
On l’aura compris, « Ce que je cherche », c’est le chemin d’un pouvoir à portée de main. Ce livre nous rappelle que pour ces courants produits de la longue histoire de l’extrême droite, le programme n’est pas grand-chose, seul compte le substrat réactionnaire et raciste.
Bardella donne le ton, arbitre les élégances dans la manière de détester l’immigration et d’aimer la France du patronat de la police (« Les agents du RAID incarnent cette absolue dévotion à la Nation. Leur héroïsme est une source puissante d’inspiration. Sous le feu des projecteurs, dans les instants où l’ordre vacille, ils sont le rempart humble et silencieux contre la barbarie. » (p.136) La hausse du tir est nimbée de bleu blanc rouge, subtilité qui distingue le RN de Zemmour, mais la cible est partagée.
Un roman-masque dans la brume électrique de l’après dissolution.
JG, le 25/11/2024.