Juste, deux à trois nuances ou précisions sur ce contre-contre-argumentaire de sorte d’éviter toute reproduction, si subreptice ou non-intentionnelle soit-elle, de certains tropes encore trop présents dans la gauche radicale sur l’état des rapports et luttes sociales et partisanes tant au Venezuela de Chávez à Maduro, que dans les États où l’accumulation de capital par les gouvernants et leurs alliés éventuels au sein du patronat « patriote » – accumulation « légale » mais aussi illicite, sinon criminelle, et en général par dépossession –, de même que la répression féroce de quiconque conteste ces derniers, de droite à gauche, s’opèrent au nom d’un « socialisme » ou d’un « communisme » imaginaires :

Sur le chapô et le point 2 :

  • Si au Venezuela l’opposition majoritaire – qui a selon toute évidence remporté massivement ces élections – penche bien plutôt vers la droite, elle n’est pas si « dure » qu’elle a pu l’être par le passé. Et par ailleurs, il n’y a pas d’« extrême-droite » au sein de cette coalition large, tout simplement parce que de tels courants, nostalgiques de la dictature de Marcos Pérez Jiménez qui est tombée en 1958 (lequel avait été invité par Chávez à sa prise de fonction en 1999 au nom de la « réconciliation » des divers courants militaires…), ont toujours été ultra-minoritaires. Il faut veiller ici à ne pas confondre la « radicalité » de certains modes d’action avec leur justification idéologique – et moins encore les modes d’action et les discours des élites avec ceux des manifestants…
  • Maria Corina Machado (MCM) est surtout connue pour être l’une des figures qui a apporté son sceau au « coup dans le coup » opéré par le chef du patronat de l’époque contre Hugo Chávez en avril 2002 : après la destitution de Chávez à la suite des heurts mortels entre pro- et anti- au cours d’une méga-manifestation de fait portée par les élites déchues et surtout peuplée de classes moyennes professionnelles et supérieures (qui avaient pour beaucoup misé sur Chávez comme facteur d’ordre en 1998), le chef du patronat suspend l’ordre constitutionnel d’un trait de plume ; Chávez est rétabli 48 heures plus tard via un mouvement militaire-populaire (sur ces événements voir : https://www.caracaschronicles.com/2009/05/01/everything-you-ever-wanted-to-know-about-april-11th-and-werent-afraid-to-ask/&nbsp ; https://www.caracaschronicles.com/2016/04/11/52633/ ). À noter que le héros incontesté de ce retour de Chávez au pouvoir sous les acclamations de millions de manifestants, le général Raúl Baduel, a été incarcéré après s’être prononcé contre la réforme constitutionnelle « socialiste » de Chávez refusée par référendum fin 2007, et qu’il croupit depuis lors en prison sous haute surveillance, où Maduro a prolongé son séjour au début des grandes protestations de 2017, et où il est mort du fait de son état de santé dégradé et de sa prise en charge médicale trop tardive en 2021.
  • Par ailleurs, MCM a effectivement affiché ses sympathies pour G.W. Bush, puis pour le Likoud et pour Milei. De même qu’elle a appelé en 2019, dans le cadre du conflit opposant l’Assemblée nationale conquise aux 2/3 par l’opposition en 2015 et l’exécutif qui avait déchu cette même AN, à des sanctions US collectives contre l’économie (et non pas ciblées sur les hiérarques), et même à une intervention militaire dont menaçait Donald Trump – ce de façon complètement contre-productive et fonctionnelle au régime. (Or, ni les militaires US, ni ceux du Brésil de Bolsonaro, ni ceux de la Colombie de Duque ne voulaient mettre les pieds dans le bourbier qu’était déjà le Venezuela, avec un État passablement fragmenté, une multitude de groupes armés de facto souverains sur des zones entières du territoire et un niveau de violence ordinaire et criminelle alors inouï). Ceci dans le cadre d’une stratégie effectivement concertée avec Washington de « proclamation » du jeune président de l’AN Juan Guaido, suite à la réélection de Maduro en 2018 dans un scrutin taillé sur mesures et largement boycotté (mais où on peut affirmer que si l’opposition était partie unie derrière le candidat de centre-gauche choisi et de fait « préféré » de Maduro, à savoir l’ex-gouverneur ex-chaviste Henry Falcon, et avait mobilisé aussi massivement des témoins électoraux comme en 2024, elle aurait sans doute aussi gagné, quoiqu’avec une marge moins importante qu’aujourd’hui).
  • Associer la question de « l’anticommunisme » et la « volonté de revanche » de l’opposition prise comme un tout est là aussi problématique. Ici, comme à Cuba ou au Nicaragua, l’anticommunisme n’a rien à voir avec ce à quoi on l’associe souvent en Europe – à savoir le fascisme ou l’extrême-droite… Et il faut a minima distinguer les velléités de « revanche » des élites anciennes sur les nouvelles, de celles des classes moyennes précarisées sur ce qui reste de secteurs pro-Maduro au sein des classes populaires, mais plus encore des classes moyennes travaillant avec l’État, et surtout de celles, au sein des barrios populaires, des opposants comme des quidams sur les petits apparatchiks ayant pratiqué le chantage aux aides sociales contre les protestataires ou électeurs mécontents, la pression sur le vote voire la surveillance forcée du vote, ainsi que la délation des non conformes, et ce maintenant à grande échelle… Si les promesses de « réconciliation » portée par l’opposition n’engagent que ceux qui y croient, il n’y a aucune raison de supposer a priori que si elle exerçait le pouvoir, il y aurait des représailles extra-judicaires organisées « par le haut » contre les ex-chavistes (qui ont massivement voté pour elle), ou même une répression équivalente à celle du chavisme-madurisme contre les syndicalistes révolutionnaires dissidents de longue date – du reste cela irait contre son propre intérêt, et vu le niveau d’armes en circulations, contre la « gouvernabilité » du pays…

Bref, on peut comprendre que des organisations de gauche tentant de proposer une alternative à la PUD puissent reprendre certains de ces tropes au Venezuela, pour justifier notamment de ne pas d’appeler à voter pour la droite – force est de constater qu’elles n’ont pas été suivies dans cette voie –, mais dire cela depuis Paris semble doublement avant-gardiste. Quant à l’anticommunisme ou l’anti-socialisme parfois viscéral qui peut se développer y compris dans les couches populaires, c’est à la fois due au fait que la répression s’exerce au nom de ces idéaux, et que comme en Argentine où Milei a fait un carton au sein de la base péroniste, beaucoup vivent de l’exploitation de leur propre force de travail comme auto-entrepreneurs informels, et opposent donc un certain « capitalisme populaire » à des solutions étatistes assimilées à autant de sources de corruption potentielle pour les « mafias » de tous bords.

Sur le point 12 :

  • L’idée que les agressions de personnes « noires » ou « brunes » et à ce titre assimilées à des chavistes soient devenues un phénomène courant en 2017 et 2019 n’est pas soutenue par les faits. En 2019, l’appareil de propagande chaviste-maduriste a repris ce trope qui datait de 2017, mais il n’y a eu aucun cas de ce type. En 2017 (et un peu comme en 2014), au cours de mobilisations massives et déjà éminemment trans-classistes et multi-situées, convoquées par l’opposition mais au départ et tout le long aussi plus spontanées, des gens ont bien été attaqués et certains littéralement lynchés et même brûlées vives « parce que chavistes » ou soupçonnés de l’être. Mais on ne retrouve qu’un cas où l’association « noir » ou « brun » = « chaviste » est mentionnée telle quelle. Et ce cas est contesté par la Procureure générale chaviste de l’époque, qui a alors fait dissidence. Ce qui a joué en revanche, ça a pu être dans tel cas le fait qu’il s’agisse de personnes arborant des symboles chavistes (casquette rouge, t-shirts à l’effigie de Chávez), vivant dans des grands ensembles construits par l’État et remplies de propagande officielle (Mission Logement), ou simplement passant à côté de manifs sans y participer…
  • Ces cas sont de fait terribles – mais n’ont donné lieu, comme les assassinats par dizaines de manifestants par des agents officiels et des groupes civils armés, à quasiment aucune condamnation. Il faut voir aussi que tout cela se passe dans un contexte où, faute de justice un tant soit peu fonctionnelle, depuis 2016 les lynchages populaires spontanés de « délinquants » ou supposés l’être sont devenus monnaie courante. En ajoutant à cela la présence d’agents en civils dans les manifs et la paranoïa collective dans une telle ambiance, plus un taux de criminalité à l’époque le plus élevé d’Amérique latine, on comprend facilement comment de tels événements ont pu survenir.
  • Et il faut aussi distinguer, à l’époque (2019, 2017, 2014) comme en ce moment, les attaques contre des dirigeants ou fonctionnaires bien identifiés (outre les agents de police et les militaires).
  • Ici un article de 2019 (de septembre, donc si ça avait encore eu lieu ce serait mentionné) qui fait le point et tente de séparer le vrai, du possible et du faux, sur les fameux cas de personnes brûlées vives. https://espaja.com/fact-checking/opositores-no-quemaron-a-chavistas-en-las-protestas-de-2017 (renvoi à cet article : https://provea.org/actualidad/denuncias-de-personas-quemadas-por-manifestantes/).

FA, 12-08-2024.