Dans une manifestation, une assemblée citoyenne, une réunion syndicale, vous vous êtes réjoui à voix haute du communiqué confédéral de la CGT et celui de la FSU appelant explicitement à voter pour le Nouveau Front Populaire. Adhérent de la CGT, vous vous êtes félicité qu’il ne s’agisse pas d’un classique appel à voter contre l’extrême droite mais d’une déclaration du Comité confédéral national qui a adopté à une large majorité une déclaration titrée « Il est minuit moins une » où vous avez lu :

« Dès lundi 10 juin, la CGT a pris toutes ses responsabilités, en appelant à la mobilisation immédiate, à la constitution d’un front populaire et en participant à une réunion intersyndicale le soir même. L’intersyndicale a appelé à de grandes manifestations qui ont rassemblé 680 000 personnes ce week-end. Plus de 800 000 personnes se sont mobilisées depuis dimanche 9 juin.

Cette pression populaire a permis de gagner l’unité de la Gauche sur un programme de rupture avec le néolibéralisme et le fascisme reprenant les 10 exigences de l’intersyndicale et de nombreuses revendications de la CGT.

Au vu de la gravité de la situation, le CCN considère que la CGT doit prendre ses responsabilités. Le CCN considère que le programme du Nouveau Front populaire est celui qui répond le mieux aux attentes et aspirations des travailleuses et des travailleurs et qui ouvre le plus de possibilités de mobilisations gagnantes. La CGT appelle les salariés, retraités et privés d’emploi à aller voter le plus nombreux et nombreuses possible les 30 juin et 7 juillet pour le programme du Nouveau Front populaire.»

On vous a entendu ajouter que c’était cette CGT là que vous aimiez.

La réaction ne s’est pas fait attendre : Et l’indépendance syndicale ? et la Charte d’Amiens qu’est-ce que tu en fais, camarade ? Le syndicat sortirait de son rôle, diviserait les travailleurs en sortant d’une neutralité principielle, en bafouant le dogme « de l’indépendance réciproque des syndicats et de partis »

Il est remarquable que les plus virulents partisans de la Charte d’Amiens la réduisent le plus souvent à l’indépendance des syndicats par rapport aux partis et en tirent argument pour fermer toute perspective politique aux mobilisations les plus larges. Tout au contraire la Charte d’Amiens donne un sens politique à l’indépendance du syndicat. Celui de « la double besogne » qui articule la défense des revendications quotidiennes et « l’émancipation intégrale qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste » . Plus encore le syndicat se doit d’associer une stratégie à son objectif : « il préconise comme moyen d’action la grève générale ».

On peut souligner les limites politiques d’un texte destiné en 1906 à combattre les prétentions du courant guesdiste qui voulait subordonner le syndicat à sa stratégie parlementariste de prise du pouvoir. Mais la Charte d’Amiens en fixant une perspective « d’émancipation intégrale » comblait le fossé artificiellement entretenu entre l’économique et le politique et donc du dogme de la neutralité selon lequel les syndicats devraient s’interdire l’objectif d’en finir avec la propriété capitaliste et son État.

Donner du sens à l’indépendance syndicale est aujourd’hui, pour nombre de syndicalistes, un point aveugle. Ceux qui veulent ignorer qu’un syndicat peut avoir son propre projet politique, refusent la moitié de « la besogne ». C’est notamment le cas de FO pour ceux qui se réclament de la continuité du congrès d’Amiens. Mais ce sont aussi, dans la CGT, des refus de considérer d’autre finalité que revendicative.

Ce refus d’un projet politique est souvent étayé par la nécessité de l’unité des salariés. Paradoxalement c’est dans les moments où la classe ouvrière a le plus besoin de son unité que les opposants à gauche à l’appel syndical au vote NFP, présentent des candidats dans toutes les circonscriptions pour Lutte ouvrière ou dans plus d’une vingtaine pour le Parti des Travailleurs. On peut donc brandir la Charte d’Amiens au compte de la division partisane. Refuser l’unité voilà le sens qu’ils donnent à « l’indépendance réciproque des partis et des syndicats ».

Qui peut croire que, bien à l’abri derrière leur ligne de fortifications revendicatives et leur neutralité, les syndicats pourraient être épargnés par la politique sociale du Rassemblement national ?

Emile Pouget, syndicaliste confédéré, qui participa à la rédaction de la Charte d’Amiens, écrivait en 1908 :

« Il serait donc inexact de déduire de ce que le syndicalisme ne cherche pas à pénétrer dans les assemblées légiférantes, en y envoyant des mandataires, qu’il est indifférent à la forme du pouvoir : il le veut le moins oppressif, le moins lourd possible et il travaille en ce sens par une action sociale qui, pour se manifester du dehors, n’en est pas moins efficace »

Document joint à ce billet : la Charte d’Amiens

« Le Congrès confédéral d’Amiens confirme l’article 2 constitutif de la CGT.

La CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat.

Le Congrès considère que cette déclaration est une reconnaissance de la lutte de classe, qui oppose sur le terrain économique, les travailleurs en révolte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales, mises en œuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière.

Le Congrès précise par les points suivants, cette affirmation théorique.

Dans l’œuvre revendicative quotidienne, le syndicat poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc. Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme: il prépare l’émancipation intégrale qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste; il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale.

Le Congrès déclare que cette double besogne, quotidienne et d’avenir, découle de la situation de salariés qui pèse sur la classe ouvrière et qui fait à tous les travailleurs, quelles que soient leurs opinions ou leurs tendances politiques ou philosophiques, un devoir d’appartenir au groupement essentiel qu’est le syndicat.

Comme conséquence, en ce qui concerne les individus, le Congrès affirme l’entière liberté pour le syndiqué de participer, en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au dehors.

En ce qui concerne les organisations, le Congrès déclare qu’afin que le syndicalisme atteigne son maximum d’effet, l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre, en toute liberté, la transformation sociale ».