Le conservatisme dans les commentaires est une chose dont les militants doivent se méfier, car ils en sont souvent atteints. Répétons ici que les élections européennes, qui n’ont jamais eu à ce jour une importance politique forte en France, vont en avoir une cette année, et que ceci est nouveau. Il y a à cela deux raisons. Au plan national, leur caractère de seul scrutin national pour sanctionner Macron qui a résisté en 2023 à la première grande épreuve de force de son second mandat. Au plan international, une situation nouvelle, déterminée par la multipolarité impérialiste porteuse de guerre, avec l’Ukraine, Gaza, et la poussée des extrêmes droites européennes et américaine, voire indienne.

Aussi peut-on dire au moins une chose certaine, qui n’est pas vraiment un pronostic mais un constat : les larges masses sont tout sauf indifférentes à ce scrutin. Même si elles s’abstiennent. Mais, et là on entre dans les pronostics possibles, c’est-à-dire l’identification de possibilités qui ne seront pas forcément confirmées et, si elles le sont, dans des proportions inconnues, leur non-indifférence, causée par la question du pouvoir en France et par la crise et les crises internationales, peut modifier leur participation. Pour l’heure, cette dernière est annoncée par les sondages comme similaire à celles des scrutins européens précédents, donc faible (un peu en dessus ou un peu en dessous de 50%), avec depuis peu une légère poussée à la hausse qui va avec un léger tassement des intentions de vote Bardella pour le RN, situées à un niveau historiquement haut, 32%.

La principale question politique immédiate, en surface, est bien entendu celle de ce score vers lequel semble s’acheminer le RN, héritier historique du fascisme, sans être aujourd’hui une formation fasciste, et composante institutionnelle, tout aussi historique, de la V° République. Traduit-elle une poussée raciste, conservatrice et réactionnaire profonde à la base de la société ?

Non, mais certainement dans de larges secteurs des classes capitalistes et rentières, ainsi que dans le haut appareil d’État du régime (qui s’exprime autant sinon plus dans les intentions de vote pour Maréchal et Zemmour).

Deux élections présidentielles successives où Macron a été réélu par la grâce de Marine Le Pen au second tour, et l’organisation (par la gauche et les directions syndicales nationales) du blocage de la poussée sociale vers l’affrontement central avec Macron sur les retraites au premier semestre 2023, conduisent à cette situation dans laquelle le RN apparaît comme alternative à Macron, drainant du coup des voix socialement éclectiques et bien souvent incontestablement prolétariennes (et dévoyées).

Toute la stratégie de Macron mise là-dessus, et le débat Attal/Bardella a de ce point de vue, quelle que fut sa « prestation » paraît-il pas si brillante, joué pour Bardella : c’était le but, car jouer pour Bardella, c’est jouer pour Macron.

La peau de banane dans cette stratégie pour assurer la poursuite du quinquennat et de toutes ses attaques contre les droits sociaux, les libertés démocratiques et la jeunesse, serait que la liste macronienne, non seulement soit largement battue en pourcentage des votants par la liste RN, mais soit aussi talonnée voire, mieux encore, battue aussi, par une troisième liste issue de ce que l’on appelle « la gauche ». A cet égard, même si c’était une chèvre qui s’apprêtait à jouer ce rôle, le résultat politique serait le même : le message serait que même électoralement, Macron n’est pas battu seulement par le RN, ce qui faciliterait considérablement le combat politique pour vaincre et chasser Macron et son régime par la lutte sociale directe.

Remarquez bien qu’ici, on n’a pas écrit qu’un tel fait dessinerait une alternative électorale, voire présidentielle, à Macron, autre que le RN, mais bien qu’il faciliterait la seule véritable perspective politique (contre Macron et le RN) qu’est l’affrontement social et le renversement du régime de la V° République !

Cela, malgré ses bénéficiaires électoraux, forcément. Mais qu’est-ce qui fait que la liste qui peut être la peau de banane se trouve être celle du PS conduite par R. Glucskmann ? Ici intervient un autre facteur, très important, qui est généralement occulté dans la vision des choses parmi les couches militantes ordinaires (même celles qui soutiennent R. Glucskmann d’ailleurs !). Ce n’est pas un retour du « PS de Hollande » (Olivier Faure vient d’ailleurs d’intimer à F. Hollande l’ordre de rester bien sage, craignant qu’il vienne faire le repoussoir !). Ce n’est pas une « vague bobo », comme le fantasment certains sociologues d’estaminets, pour Raphael et son regard inspiré : rappelons – car personne ne s’en souvient ! – qu’exactement le même attelage politique, en 2019, a fait 6%.

C’est l’Ukraine. L’Ukraine, cette oubliée ou plus exactement cette interdite de séjour dans toute les pensées schématiques, conformistes et convenues, taraude la conscience des larges masses, et les larges masses ont bien raison !

Gaza aussi, empressons-nous de le dire. Mais là où l’Ukraine apparaît comme la nouvelle guerre qui vient, avec la figure de la réaction noire au pouvoir à Moscou, ce que les larges masses sentent bien mieux que tous les sachants d’internet, Gaza apparaît comme la tragique et terrible répétition de la guerre que l’on connaît trop bien, et les mobilisations pour Gaza, malgré la poussée dans la jeunesse qui s’est affirmée lundi 27 mai notamment, ne dessinent pas de victoire possible pour les droits des peuples et la démocratie, parce que le Hamas et l’éradication de la nation judéo-israélienne ne seraient pas du tout une telle victoire, tout au contraire, alors que la victoire ukrainienne corrélée à l’ébranlement voire à la chute du régime poutinien, rouvrirait, elle, l’actualité du printemps des peuples.

Ces considérations ne sont en rien une dévalorisation de la lutte héroïque de la nation palestinienne, elles peuvent au contraire indiquer la voie dont elle a besoin pour vaincre réellement, et ne plus être la victime crucifiée pour laquelle aime prier une certaine « gauche » internationale qui toujours l’aimera victime, et pas nation démocratique victorieuse.

La manière dont, en profondeur, les questions ukrainienne et palestino-israélienne taraudent la conscience des larges masses est un facteur décisif pour qui veut réellement battre l’extrême-droite et pas seulement se gargariser de la formule « combattre l’extrême-droite », évidemment d’actualité.

Cette semaine, dans le congrès de l’Union Départementale CGT du Val-de-Marne, on a vu les responsables dénoncer « l’abstentionnisme », c’est-à-dire les larges masses, comme ce qui fait « le jeu de l’extrême-droite ». Au CDFN de la FSU (Conseil Délibératif Fédéral National), des discussions ont porté sur la manière de dénoncer la politique gouvernementale comme nourrissant l’extrême-droite. Pour lui barrer la route efficacement, il faut saisir sa « montée » non comme l’éternelle répétition du même, mais comme un phénomène international ayant des traits partiellement nouveaux.

Mais même si on déclare qu’il y a là une dimension internationale, le campisme peut brouiller complètement toute possibilité de lutte efficace. Ainsi, faisant le commentaire d’une conférence « altermondialiste » tenue à Katmandou (Népal) au début de l’année, un article du militant altermondialiste Éric Toussaint paru dans Inprecor (revue de la IV° Internationale) en février dernier, appelait de ses vœux une résurrection de ce mouvement autour de deux thèmes : la « Palestine » et « l’extrême-droite », définie par la liste d’un certain nombre de chefs d’État dans laquelle ne figuraient ni Bachar el Assad, le pire de tous les dictateurs tortionnaires d’extrême-droite du monde, ni le régime iranien, mais bel et bien … Zelenski !

Il est clair qu’un tel « altermondialisme » sur une telle ligne ne serait rien d’autre que l’union sacrée avec les dictatures capitalistes souvent … d’extrême-droite, des « BRICS+ ».

Non, tout simplement, combattre l’extrême-droite au niveau mondial et donc dans notre pays c’est comprendre ce que les larges masses, là encore, sentent : que ses deux figures de proue s’appellent Donald Trump et Vladimir Poutine.

Presque toute l’extrême-droite mondiale est poutinienne. En Europe, Victor Orban, président bonapartiste de la Hongrie, appelle, à l’issue des Européennes, à l’union des deux groupes d’extrême-droite, le plus pro-Poutine, « Identité et Démocratie » (RN, AfD allemande, Vlaams Belang flamand, Lega italienne de Salvini), et les plus proches de l’OTAN, « Conservateurs et réformistes européens » (comportant notamment les Fratelli d’Italia de la première ministre italienne Meloni, et le PiS polonais récemment battu). Au plan mondial, le leader d’une des variantes spécifiques, libertarienne-mystique, de l’extrême-droite, qu’est en Argentine Javier Millei, n’est pas poutinien, mais il existe pourtant un trait d’union entre Poutine et lui, qui s’appelle Donald Trump. Ajoutons que Netanyahou a misé et mise aussi bien sur Trump que sur Poutine. Et qu’en Inde, où les élections fédérales se déroulent en ce moment, Modi s’entend bien aussi avec les deux, tout en ayant la volonté de définir sa propre orientation nationaliste, contre les plus larges masses de cet immense pays.

Combattre l’extrême-droite, s’il s’agit de gagner, c’est donc, en résumé : combattre aussi Macron et sa politique, et au plan mondial agir pour la défaite et la chute de Poutine, ainsi que pour repousser Trump, qui vient juste d’essuyer une défaite judiciaire et par là politique. Les larges masses peuvent n’être guère tentées, en France, d’intervenir massivement dans le scrutin du 9 juin, mais nul doute que celui-ci sera pour elles un jalon vers la prochaine bataille, dans les arènes nationale et internationale.

VP, le 01/06/2024.