Présentation

A la suite des deux premiers documents sur les changements et évolutions en cours dans le mouvement syndical aux USA, publiés le 18 janvier 2024 et le 23 janvier 2024, nous poursuivons avec cette analyse faite par les camarades du site Oaklandsocialist du débat organisé le 3 février dont Bill Fletcher Jr, Dan La Botz et Eric Blanc étaient les principaux orateurs.

Document – Bilan du forum sur le « nouveau mouvement ouvrier »

Par Oaklandsocialist le 5 février 2024 •

Le samedi 3 février, les administrateurs de la liste de diffusion marxiste appelée « Marxmail » ont tenu un forum intitulé « le nouveau mouvement ouvrier américain ». Les intervenants étaient Bill Fletcher Jr., ancien responsable de l’AFL-CIO, membre du conseil d’administration de l’Institute for Policy Studies, auteur et chroniqueur syndicaliste ; Dan La Botz, membre fondateur des Teamsters pour un Syndicat Démocratique (TDU) et professeur d’université à la retraite ; et Eric Blanc, auteur et professeur adjoint d’études sociales à l’Université Rutgers.

Dan La Botz ouvrit le débat. Il fit grand cas de la « véritable vague de grèves » de l’année dernière. Il a également fait grand cas des leaders réformateurs comme Sean O’Brien des Teamsters et Shawn Fain de l’UAW, y compris le fait que S. Fain (le président nouvellement élu de l’UAW) a appelé à une grève générale en 2028. La Botz a nettement reconnu que Sean O’Brien des Teamsters a « déçu de nombreux membres de la base » parce qu’il ne s’est pas battu pour les travailleurs à temps partiel chez UPS. La Botz a également évoqué une « présence croissante de la gauche », notamment des DSA, dans les syndicats. Il a mis en garde contre une possible crise politique aux États-Unis à la suite des prochaines élections présidentielles. Pour conclure, La Botz souleva la question d’une « force politique indépendante » pour les travailleurs, ce qui signifie implicitement un parti de la classe ouvrière. Il a également déclaré que cela pourrait se développer « à l’intérieur et à l’extérieur » du Parti démocrate.

Eric Blanc a ensuite pris la parole et a parlé longuement d’une enquête qu’il est en train de compiler sur des questions telles que l’organisation de type « de travailleur à travailleur » face aux formes héirarchisées. Apparemment, son étude faisait partie de son cursus universitaire.

Enfin, Bill Fletcher jr. résuma quelques leçons des années 1930. Cela incluait la nécessité d’une direction forte « prête à prendre des risques immenses » – vraisemblablement une référence à des événements tels que les grèves avec occupation. Il a déclaré que les républicains avaient adopté la loi Taft-Hartley pour riposter. Il a parlé du besoin que le mouvement ouvrier s’adresse aux groupes communautaires, en particulier aux organisations noires. Il a également commenté ce qu’il appelle « le ONGisme », c’est-à-dire qu’il faut être payé (par une ONG, donc permanent ) pour organiser les gens.

Fletcher a ensuite ajouté : « nous n’avons pas compris quoi faire après avoir occupé la rue ». (Vraisemblablement, il faisait référence au mouvement Occupy de la dernière décennie.) Et il a commenté « le grand succès… [des syndicats] concluant des alliances » dans la communauté noire. Il a donné l’exemple des enseignants de Chicago. Fletcher a également commenté la nécessité pour les syndicats de relier les revendications de la grève (lorsqu’ils déclenchent une grève) aux besoins plus larges de la classe ouvrière. Il a donné l’exemple des grèves des acteurs de cinéma et de la guilde des scénaristes et de la menace que représente l’IA pour des millions d’autres travailleurs.

J’ai [John Reimann] eu la possibilité de faire des commentaires et, comme mon temps de parole était limité, j’ai dû parler très directement. J’ai également dû laisser de côté certains points. Vous trouverez ci-dessous un résumé de mes arguments avec quelques points supplémentaires entre parenthèses :

En premier lieu, toute analyse de la situation des syndicats doit adopter une perspective historique de ce qui s’est passé à l’intérieur des syndicats au cours des 75 dernières années. C’est que la direction syndicale – de haut en bas et à presque une seule exception près – a mené une guerre contre toutes les meilleures traditions du mouvement ouvrier des années 1930 et même avant. [Cette guerre a été menée à la fois par la propagande et contre les membres qui se sont battus pour maintenir ces traditions vivantes. Ces membres ont été harcelés, ridiculisés, ostracisés, menacés physiquement et même virés.]

Les traditions auxquelles je fais référence sont celles de la mobilisation de masse, de la construction d’un mouvement de masse, de la lutte pour construire l’indépendance politique à travers la création d’un parti de la classe ouvrière et le socialisme. Nous entendons toujours, y compris de la part de nombreuses personnes à gauche, expliquer pourquoi un retour à ces traditions est impossible. [Souvent, l’existence de la loi Taft Hartley est invoquée comme excuse, mais les grèves d’occupation et les grèves militantes comme celle des Teamsters de Minneapolis en 1934 étaient également illégales]. Les lois comme celle de Taft Hartley seront éliminées lorsqu’elles ne pourront plus être appliquées. C’est ce que les luttes comme le mouvement des droits civiques des années 1960 ont prouvé, par exemple : les lois Jim Crow ont été éliminées lorsqu’elles étaient inapplicables.

[Nous ne devons pas non plus ignorer une tendance qui a accompagné les grèves des deux dernières années. Il s’agissait de la tendance au rejet des propositions de contrats – les « accords de principe » par la base syndicale. La Botz a commenté sur le premier mais a ignoré le second, et ainsi une composante importante de l’état d’esprit de la base.]

Il est dommage que les organisateurs du forum n’aient eu aucun intervenant ayant un passé de lutte au sein des syndicats pour renverser cette guerre. [ C’est une légère exagération. Fletcher et La Botz ont réellement passé un « peu de temps » à organiser en tant que travailleurs de base, mais dans l’ensemble, l’argument est valable. Et ici, le point de vue de Fletcher sur le « ONGisation » est extrêmement valable. Je reviendrai sur cette question plus loin.]

Ce sont là quelques-unes des questions du jour, plutôt que des détails comme le ratio de syndicalisation entre salariés indépendants et collectifs de travail.

[Si j’avais eu le temps, j’aurais commenté les arguments de Fletcher concernant le contact avec « la communauté noire » et également avec le mouvement Occupy. J’ai vu comment le syndicat des enseignants d’Oakland a « tendu la main à la communauté » lorsqu’il s’est mis en grève. « La communauté » regroupait quelques-unes des différentes ONG d’Oakland, toutes liées d’une manière ou d’une autre au Parti démocrate. Ce que le syndicat n’a pas fait, c’est mobiliser les enseignants pour qu’ils contactent directement les parents, organisent des réunions de parents et d’autres membres de la communauté et les impliquent directement dans la grève. Ils n’ont pas non plus généralisé leurs revendications, comme celle d’exiger des soins de santé pour tous.]

[J’aurais également commenté les illusions des dirigeants syndicaux réformateurs comme Fain des Teamsters et O’Brien de l’UAW. Il est vrai que La Botz a critiqué l’incapacité de Fain de se battre pour les travailleurs à temps partiel chez UPS, mais en général, il n’a pas combattu les illusions. Par exemple, il a fait grand cas de l’appel de Fain à une grève générale et n’a pas souligné que le fait que Fain ait fixé 2028 comme date signifiait qu’il n’était absolument pas sérieux à ce sujet ; ce n’était qu’un morceau de plus d’une rhétorique pompeuse. Nous avons vu ces dirigeants dans le passé – Ron Carey comme président des Teamsters et Bill Sweeney comme président de l’AFL-CIO. Ils ont toujours été porteurs de grandes espérances, mais tout changement réel au sein des syndicats ne viendra que d’en bas – d’une rébellion de masse organisée par la base, y compris des grèves sauvages de masse.]

La question la plus cruciale à laquelle nous sommes confrontés est celle de la nécessité pour les syndicats de rompre avec les démocrates. [Fletcher et La Botz ont tous deux fait référence à des crises – Fletcher à « la crise du néolibéralisme » ; La Botz sur une possible crise après les élections de cette année. Ils ont tous deux raison sur ce point, mais qu’en est-il de la crise politique qui est au premier plan ? Je fais référence à l’invasion et à l’occupation impérialistes de l’Ukraine par la Russie et à l’invasion et à l’occupation de Gaza par Israël et, en fait, de toute la Palestine. La Botz a commenté la possibilité de développer une stratégie pour construire un parti de la classe ouvrière tout en travaillant également au sein du Parti démocrate – la stratégie « de l’intérieur et de l’extérieur ». Au DSA, c’est ce qu’on appelle la « rupture brutale » avec les démocrates. En fait, ceux d’entre nous qui ont lutté pour que nos syndicats rompent avec les démocrates et pour que les syndicats construisent un parti de la classe ouvrière ont entendu ces arguments pendant des années de la part d’une couche de bureaucrates syndicaux. Ce n’est qu’un prétexte pour ne rien faire, pour maintenir les syndicats se faire mener par le bout du nez par les démocrates. C’est également ce que DSA encourage.]

[Juste un jour avant ce forum, un groupe appelé Labor for Palestine a organisé un rassemblement devant les bureaux de l’UAW, pour protester contre le soutien du président de l’UAW, O’Brien, à Joe Biden, alors que Biden soutient la guerre génocidaire d’Israël. Le problème est que Labor for Palestine n’a pas d’alternative. Qui les travailleurs devraient-ils soutenir ? Cornel West ou Jill Stein ? Tous deux condamnent la guerre génocidaire d’Israël mais excusent la guerre similaire menée par la Russie contre l’Ukraine ! Je ne sais pas pour Blanc, mais Fletcher et La Botz sont tous deux partisans du soutien à la fois de l’Ukraine et de la Palestine. Ce sont des enjeux pour la classe ouvrière et ils auraient dû les soulever dans leurs présentations.]

Ce qu’il faut, c’est une rupture nette avec les démocrates. Il n’y a aucune raison pour que les syndicats ne puissent pas présenter des candidats locaux et régionaux de la classe ouvrière, indépendants et opposés aux démocrates. En ce qui concerne la campagne présidentielle, il existe un argument légitime selon lequel un candidat de la classe ouvrière pourrait diviser le vote anti-Trump, lui permettant ainsi d’être élu. En gardant cela à l’esprit, il n’y a aucune raison pour qu’un véritable parti de la classe ouvrière ne puisse pas présenter un candidat à la présidentielle dans les États républicains, où Biden est de toute façon certain de perdre.

J’ai conclu par la question de l’heure : nous devons lutter pour un retour au principe le plus important du syndicalisme (et du socialisme) : la solidarité internationale de la classe ouvrière.

Cheryl Zuur était une autre participante dans le public. (Confidence : Cheryl est une amie personnelle et une de mes proches camarades politiques.) Elle a fait valoir quelques points importants sur l’acceptation du « concept d’équipe » par la direction syndicale. Au lieu de cela, ces dirigeants pratiquent le militantisme en paroles et l’opportunisme en action. Elle a également souligné qu’elle-même avait une longue histoire de lutte au sein des syndicats. Cela inclut le fait qu’elle ait été présidente élue de la section locale 444 de l’AFSCME, une section locale de cols bleus à prédominance masculine. En tant que telle, elle n’était redevable qu’à la base – ni aux autres bureaucrates syndicaux, ni aux ONG ou aux fondations qui financent les ONG.

Malgré cela, on ne lui a pas demandé de parler, pas plus qu’à quiconque ayant consacré sa vie politique à lutter dans les tranchées, en s’appuyant sur la base et uniquement sur la base.

Aucun des intervenants n’a voulu discuter de ces points. En fait, Fletcher et La Botz ont tous deux exprimé leur agacement. La Botz l’a fait via un email personnel qu’il m’a envoyé. Je l’ai invité à commenter la présente critique mais je n’ai pas eu de réponse de sa part. La Botz et Fletcher n’auraient pas dû répondre avec un agacement (ou pire). Ils n’auraient pas dû ignorer les critiques. Personne, aussi « important » soit-il, ne devrait se considérer à l’abri des critiques, y compris celles de gauche, qu’elles émanent ou non d’une personne « sans importance ».

Ce fut une grave erreur que les organisateurs de ce forum n’aient pas invité Cheryl Zuur ou quelqu’un d’autre ayant son expérience représentative. La seule explication que je puisse trouver est qu’une fois de plus, l’accent a été mis sur les personnes « importantes » plutôt que sur celles qui sont restées dans les tranchées, s’organisant en réalité au sein de la base. Ce qui est assez ironique, c’est qu’au moins deux – sinon tous –parmi ceux qui ont organisé le forum s’opposent à tout soutien aux démocrates – ni maintenant ni jamais. Pourtant, ils n’ont pas trouvé un seul orateur qui ait réellement combattu pour la rupture des syndicats avec les démocrates. Il existe une longue tradition selon laquelle les gens de gauche ont un discours très à gauche dans les cercles révolutionnaires, mais lorsqu’ils se rapprochent du mouvement syndical, ils abandonnent ce discours. Malheureusement, c’est ce que représentait ce forum.

Point supplémentaire ajouté le 6 février :

Un autre point que j’ai soulevé était l’aliénation massive de la majorité de la base par rapport à leurs syndicats. Ici à Oakland, par exemple, de nombreux travailleurs syndiqués avec qui je discute – travailleurs des supermarchés ou travailleurs rencontrés dans la rue par exemple – ne connaissent même pas le nom de leur propre syndicat. C’est parce que le syndicat n’est tout simplement pas présent dans leur vie. C’est aussi le résultat de cette guerre de 75 ans dont j’ai parlé. J’ajouterais que la question est de savoir dans quelles circonstances cette aliénation peut être inversée, car sans transformation de l’état d’esprit, aucun changement sérieux ne peut vraiment être attendu. À mon avis, ce sont probablement des événements extérieurs aux syndicats qui changeront cet état d’esprit. Il est possible que le développement du mouvement contre le génocide israélien puisse jouer un rôle. Ou peut-être en réaction à quelque provocation perpétrée par les républicains liés à QAnon et Trump.

Pour ceux qui souhaitent en savoir plus sur le mouvement syndical américain, Oaklandsocialist a publié cette brochure, Qu’est-il arrivé à nos syndicats ?, cette critique de « Striketober » 2023, et plus encore .

JR

Notes de la rédaction

Si l’un des participants de ce forum, critiqués sévèrement par John Reimann, souhaite faire une réponse aux critiques formulées dans cet article, nous sommes entièrement ouverts à celle-ci.

Nous formulerons dans un prochain article nos propres remarques sur cette discussion alimentée tant par les intervenants du Forum organisé par Marxmail que par les critiques soulevées par John et Cheryl.