A propos du livre de Jean Numa Ducange, « La République ensanglantée » (1)

L’auteur, né en 1980, est professeur d’histoire à l’université de Rouen Normandie ; il a travaillé sur la Révolution française et sur l’histoire du mouvement ouvrier au XIXe et XXe siècle. Par ailleurs, il a animé avec Isabelle Garo, Stathis Kouvélakis et Jean Salem le Séminaire Marx au XXIe siècle. Il siège au conseil scientifique de la fondation Gabriel-Péri, il est membre de la fondation Jean-Jaurès. Actuellement il anime la revue Molcer (Mouvement Ouvrier Luttes de classes et Révolutions)(2) : je ne peux que saluer, dans la crise que traverse les représentations du mouvement ouvrier à l’échelle mondiale, la volonté d’ouvrir une discussion sur l’histoire des défaites et des victoires pour ouvrir aux générations à venir des pistes de réflexion et d’action, car sans appropriation du passé il n’y a pas d’avenir. Si mon propos est quelque peu polémique, il s’inscrit dans ce cadre de la libre discussion :
« …[Molcer] Son comité de rédaction composé d’historiens, d’enseignants et de militants vise, en effet, à défendre et à faire connaître la mémoire et l’histoire du mouvement ouvrier, de ses courants, de ses victoires comme de ses défaites. Pluraliste et attaché à la démocratie ouvrière, il acceptera l’échange, la contradiction et le débat, en écartant tout ce qui relève de la distorsion des faits et de l’instrumentalisation de l’histoire… »
L’auteur pose le décor : la révolution gagne Berlin le 9 novembre, c’est elle qui entraîne l’effondrement de l’empire et la chute de Guillaume, et non les accords d’armistice passés entre les belligérants le 11. Au balcon du palais royal, après avoir été longtemps en prison pour ses positions antimilitaristes, Karl Liebknecht proclame la « République socialiste d’Allemagne » : « Jamais plus, dit-il, un Hohenzollern ne mettra les pieds ici. ». A Moscou est né un an plus tôt la République soviétique. L’historien écrit : « Quelques heures plus tôt, au balcon du Reichtag, Philippe Scheidemann lui aussi proclame la République… mais ayant à l’esprit l’instauration d’une démocratie parlementaire, éloignée des soviets. Deux Républiques, deux orientations… » Telle est l’équation politique à laquelle le mouvement ouvrier allemand, dans toutes ses composantes, va être confronté de 1918 à 1923.
Paul Lévi, discrètement évoqué ?
Cette première offensive révolutionnaire met en lumière les oppositions au sein de la social-démocratie. Dès 1917 la mobilisation contre la sale guerre dans la société et dans le SPD donne naissance à un parti, l’USPD (Unabhängige Sozialdemokratische Partei Deutschlands – Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne), issu du SPD mais radicalisant ses positions politiques, un parti que Trotsky caractérisera de « centriste », ou cherchant les voies d’une action révolutionnaire à partir d’une tradition social-démocrate. C’est du 4 au 7 décembre 1920 que l’USPD au congrès de Halle fusionne avec les spartakistes dans le KPD (Kommunistische Partei Deutschlands).
A ce sujet, l’historien va consacrer les cinq petites lignes suivantes à Paul Lévi :
« À la sortie du congrès de Halle, une double tendance se dessine dans la nouvelle organisation (KPD). D’un côté il existe un communisme unitaire irréaliste, favorable à l’union sur des points précis avec les sociaux-démocrates, incarné par Paul Lévi et Ernst Däumig. Il s’oppose à un communisme insurrectionnel et impatient qui séduit nombre de militants voulant en découdre et mettre la révolution socialiste à l’ordre du jour. » (page 84)
Voilà celui qui, après la disparition de Rosa Luxembourg, dont il assume pleinement l’héritage et la continuité politique, révolutionnaire à la jonction des courants spartakistes, bolcheviques, zimmerwaldiens, principal fondateur du KPD, exécuté en un paragraphe. Lévi « irréaliste »… parce que « se prononçant pour des points précis d’accord », avec le SPD.
Où notre historien a-t-il vu que Lévi rejetait l’insurrection comme moyen de prendre le pouvoir ? Lévi pense que pour qu’une insurrection soit victorieuse, il y a une condition incontournable, gagner la majorité du prolétariat à la nécessité de la Révolution socialiste. Il faut une stratégie, le Front Unique Ouvrier, qui s’appuie sur le mouvement des masses, qui couvre toute la surface de la classe en mouvement dans une période révolutionnaire, les Conseils bien sûr, mais aussi les syndicats et les représentations politiques de la classe, comprenant le SPD. Les courants gauchistes ne voient pas la différence entre Noske et Sheidemann et les ouvriers sociaux-démocrates. Il faut dissocier la base ouvrière du SPD de ses dirigeants, pour qui la voix du corps des officiers et du militarisme allemand, fondé sur la défense de l’empire colonial, compte plus que les intérêts ouvriers. La caractérisation de la position de Paul Lévi comme « un communisme unitaire irréaliste » évacue la question centrale du front unique ouvrier qui est la sienne depuis 1918. Sur cette question il a cent fois raison contre la direction de l’Internationale, représentée par Zinoviev. D’ailleurs, les positions de Lévi seront reprises par le 3ème congrès de l’Internationale Communiste le 22 juin 1921. Sous l’impulsion de Lénine (3) et de Trotsky qui en rédige l’essentiel des thèses après une âpre bataille contre le « gauchisme ». Ni l’un ni l’autre ne parlent de « conseillisme » mais de « gauchisme ». Pour le congrès de ce fait, l’échec des deux premières révolutions allemandes est attribué à cette absence de boussole du KPD, qui a transmis sa faiblesse à l’ensemble des représentations de la classe, facilité le cul de sac gauchiste et donc l’échec des tentatives de s’emparer du pouvoir.
Il faut ajouter que, comme Rosa Luxemburg dans sa critique des bolchéviks, Lévi n’approuvera pas la dissolution de la Constituante russe en janvier 1918 et la mise en question, même sous la direction de Lénine et de Trotsky, de la démocratie ouvrière dans le parti puis dans la société.

De nouveau une quinzaine de lignes sont consacrées au principal fondateur du KPD dans le contexte suivant : Lévi affronte la direction de Zinoviev, et met en cause ce positionnement de l’Internationale se proclamant centre mondial de la Révolution. Lévi est un dirigeant à l’intersection de plusieurs courants politiques, comme nous l’avons dit précédemment. Il est par ailleurs conscient de la fragilité du KPD, et l’offensive gauchiste n’y arrange rien. Un parti structuré sur une ligne claire de Front Unique, visant à gagner la majorité du prolétariat à la révolution, peut s’accommoder d’un courant gauchiste. D’autant que ce gauchisme, « maladie infantile », vient de ces couches sociales, jeunes gens démobilisés après 1918 qui ne retrouvent pas d’emploi dans la vie civile. L’impatience pour en découdre au vu de la politique des chefs sociaux-démocrates s’explique, de plus après l’assassinat des chefs spartakistes par les Corps Francs. L’exclusion se comprend, mais pour Lévi déstabilise trop ce jeune parti. De même l’opposition au rôle de Zinoviev à la direction de l’Internationale.
L’auteur écrit :
« Mais cette fascination pour le nouvel axe de la révolution mondiale provoque l’ire de certains opposants au sein même du mouvement communiste. Paul Lévi, ancien dirigeant du KPD désormais exclu du parti, lorsqu’il juge sévèrement l’action « putschiste » des communistes de mars 1921 n’hésite pas à traiter les envoyés de l’internationale communiste d’individus exportant des méthodes du « Turkestan ». L’Historien Pierre Broué avait fait en son temps de Paul Lévi « le » personnage lucide de la révolution allemande, qui aurait pu éviter les errements de la direction du KPD. Un des arguments pour le valoriser et défendre son œuvre est justement de souligner sa capacité à saisir les particularités qui s’imposent au communisme allemand à partir de 1920 – 1921 par rapport aux Russes. Karl Radek qui suit l’activité du KPD pour les soviétiques au début de la révolution, le rejoint sur ce point. Tous deux « ont eu la même appréciation du soulèvement de janvier 1919 et partagent la même hostilité au gauchisme ».
Premièrement : quelles sont ces « particularités qui s’imposent au communisme allemand » ? Lévi ne procède pas de la grille d’analyse qui est celle de Jean Numa Ducange, à savoir les deux modèles qui se dégagent dans son livre : la « Mitteleuropa » et le modèle des bolcheviks. L’historien donne des verges pour se faire battre en écrivant :
« Les mencheviks, eux, refusent une telle association (le front unique). Dans de nombreux articles et ouvrages, ils matraquent qu’il n’y a rien de marxiste dans ce régime. Dans la nouvelle revue socialiste publiée à Paris, revue où interviennent des éléments de toute la social-démocratie internationale, « toute une rhétorique… vise à entériner définitivement l’hétérogénéité fondamentale entre l’Europe marxiste et la Russie léniniste ». Les émigrés russes qui interviennent dans cette revue évoquent explicitement une « question d’Orient » en insistant sur le fait que le bolchevisme a totalement rompu avec les origines occidentales et démocratiques du socialisme originel. Par exemple Fedor Dan dirigeant menchevik affirme que « le léninisme était anciennement un produit russe, un produit du développement historique de la social-démocratie russe ».
Lévi, comme les Trotsky, Lénine, Rakovsky qui ont forgé leur pensée internationaliste au contact du mouvement ouvrier européen, particulièrement français et allemand, ont une pensée politique fondée sur l’unité mondiale de la lutte des classes. Lévi est le premier à mettre en garde en 1920, ce point d’ailleurs est souligné par l’historien, sur le début du reflux de la révolution mondiale. A la stratégie offensive, écrit-il, doit suivre une stratégie qui peut être longue de recomposition du mouvement sur un autre axe politique que celui de la social-démocratie. D’où le rejet de la position gauchiste de quitter les syndicats, ou de construire des petits syndicats révolutionnaires.
Deuxièmement : soulignons l’allusion discrète à l’historien Pierre Broué. L’Histoire est faite par les vainqueurs, nous le savons. Travailler sur l’histoire du mouvement ouvrier consiste à faire cet effort incessant, à partir des sources et des faits, de démonter les falsifications qu’elles soient bourgeoises ou staliniennes. Broué a écrit deux sommes monumentales, l’une sur les révolutions allemandes, l’autre sur l’histoire de la IIIème Internationale (4). J’estime que Broué a pleinement restitué l’importance de Lévi dans l’histoire du communisme, contenant sa critique juste et acerbe de la direction du Komintern. J’y ajoute une édition militante intitulé « Paul Lévi, l’occasion manquée » (5) signée Vincent Présumey et Jean François Claudon, qui offre l’intérêt d’une biographie politique très précise.
Étant exclu du KPD, Lévi n’avait pas d’autre choix possible que de continuer son combat au sein de la social-démocratie, en créant une revue et y développer un courant classiste. Mais l’axe n’est plus pour lui la prise du pouvoir par le seul KPD, qui, dans le cas de l’Allemagne, ne peut exprimer la majorité des forces prolétariennes. De plus ce parti est fragilisé par l’influence du gauchisme, conforté par la direction de Zinoviev dans l’Internationale. L’orientation de Lévi se concentre sur la question du gouvernement ouvrier rendu possible par l’unité entre le KPD et la gauche de la social-démocratie. Cette piste politique ne s’oppose en rien aux mouvements d’auto-organisation de la classe, les conseils (Räte), elle peut en devenir le débouché et accentuer les contradictions au sein de la social-démocratie elle-même.
On peut dire que Lénine et Trotsky reprennent la main lors du 3ème congrès de l’IC, après une âpre bataille contre le gauchisme. Le problème étant que le cadre politique qui a défendu cette stratégie depuis novembre 1918 a été exclu. Lévi a eu raison contre la direction de l’Internationale. Plus tard Trotsky intervenant sur la situation française dans la période qui va du 6 février 1934 puis avant et après juin 1936, discutera avec ses jeunes camarades de la lutte nécessaire pour les Comité d’Action dans la perspective du gouvernement ouvrier. Dans la réalité du mouvement ouvrier française, elle était exprimée par l’équation gouvernement de la SFIO et du PCF, rompant avec la formation bourgeoise du parti radical.
La troisième allusion à Paul Lévi (page 147) souligne la tentative de constituer un courant à la fois hostile à la montée des nationalismes, y compris dans le mouvement ouvrier, et au début de dégénérescence de l’État soviétique, que l’historien pose comme « un échec, l’échec d’une alternative qui mérite d’être mentionnée ».
« Quant à la tradition de l’USPD, elle renaît d’une certaine manière avec le SAP (parti socialiste des travailleurs d’Allemagne, Sozialistiche Arbeiterparti Deutschlands) scission du SPD fondé en 1931 où l’on retrouve notamment d’anciens dirigeants communistes hostiles aux prises de position de Moscou comme Paul Frölich. Paul Lévi, « unitaire » de 1920, et mort en 1930, mais a joué un rôle important dans la structuration de cette petite organisation. »
La question nationale, l’historien insiste à juste titre sur ce point, sera très mal posée du fait d’un côté de l’offensive gauchiste et d’un autre de l’évolution de courants du mouvement ouvrier vers le poison nationaliste. Lévi est dans la continuité de l’opposition au fédéralisme. En 1848, la Ligue des Communistes de Marx et d’Engels était pour une République une et indivisible. Après la guerre mondiale, le dépeçage du peuple allemand par les puissances de l’Entente lors du Traité de Versailles, exigeait que le mouvement ouvrier reprenne à son compte les revendications du droit du peuple allemand à disposer de son propre destin. L’Allemagne était sous domination d’une alliance de puissances étrangères : aux revendications sociales s’ajoutait l’occupation militaire. Jean Numa Ducange cite entre autres l’épisode d’Albert Léo Schalgeter, membre des corps francs et du NSDAP, exécuté par l’armée française pour avoir saboté des installations dans la Ruhr. On verra un Karl Radek déclarer devant l’exécutif élargi de l’Internationale Communiste :
« Nous devons nous souvenir de lui en ce lieu, nous prenons politiquement position contre le fascisme. Le sort de ce martyre du nationalisme allemand, nous ne devons pas l’oublier, ni l’honorer de quelques mots de circonstance. Ce destin a beaucoup à nous dire, il est très parlant pour le peuple allemand. Nous ne sommes pas des romantiques sentimentaux qui oublient leurs inimitiés devant un cadavre, et nous ne sommes pas des diplomatiques qui disent : devant une tombe il faut discourir en bien ou faire silence. Schlageter, le courageux soldat de la contre révolution, mérite de recevoir des honneurs sincères et virils, les nôtres à nous, soldat de la révolution ».
Troublant de lire cela aujourd’hui, pour nous qui connaissons la suite de l’histoire. Lévi a continué après 1923 le combat contre les nationaux-socialistes, à une époque où le KPD pensait qu’ils n’étaient pas un vrai danger. Il disparait en 1930 dans des conditions qui sont restées très suspectes.
Dans sa conclusion « lendemain d’un espoir », Ducange écrit :
« Rosa La rouge » incarne à merveille le grand espoir né à la fin de l’année 1918. Mais sa position somme toute marginale si on prend en compte le rapport de force globale entre les forces politiques à l’époque nous renvoie à une des grandes interrogations du présent ouvrage. Une révolution ? Oui, l’Allemagne et plusieurs pays voisins – l’Autriche et la Hongrie en tout premier lieu – ont bien connu un moment révolutionnaire. Reste que s’il ne fait aucun doute qu’une vague de contestation inédite a fait renaître des régimes républicains à la fin de la guerre, ce moment historique demeure difficile à caractériser. Historien de sensibilité nationaliste Benoît – Méchin en était arrivé à la conclusion qu’il s’agissait peut-être avant tout, au-delà d’une révolution « inachevée » ou « trahie », d’une « révolution étrange ». Une formule ambiguë, mais qui convient bien au moment inaugural de novembre 1918 : ce qui se retrouve porté au pouvoir par un puissant souffle de révolte déteste fondamentalement la révolution. Ils n’hésiteront pas à s’appuyer pendant plusieurs mois sur les éléments les plus réactionnaires de l’armée contre leurs anciens camarades. »
La « position somme toute marginale » de Rosa, comme celle de Paul Lévi qu’il minimise considérablement me pose problème dans ce livre au demeurant intéressant dont il faut encourager la lecture tout en critiquant une certaine pente venant de la situation actuelle. Qu’est ce qui est marginal ? Le fait d’exprimer, même si on est minoritaire dans la représentation de sa propre classe, les lignes de force du développement d’un processus révolutionnaire ? Sur la toute première page de son Histoire, Trotsky rassemble dans une formule ceci :
« La caractéristique la plus indubitable d’une révolution est l’intervention directe des masses dans les événements historiques… Pour nous, l’histoire d’une révolution est d’abord une histoire de l’entrée en force des masses sur le terrain de la maîtrise de leur propre destinée. »
A la poussée d’en bas, qui se traduit particulièrement dans les Conseils, se pose la question du positionnement des représentations de la classe et des cadres politiques qui l’animent. Trotsky pose alors la question, qui à ses yeux est décisive, celle du rôle de l’individu dans l’histoire. Le mouvement de la classe vers son auto-organisation ne suffit pas à aller au bout du processus révolutionnaire. On peut dire que Lénine rentrant d’exil brutalise le parti bolchevik lors de l’épisode des « thèses d’avril ». Sans Lénine il est vraisemblable qu’Octobre n’a pas lieu. Et Trotsky ajoute que sans Trotsky, Octobre aurait quand même eu lieu.
Les conseils (Räte) et le conseillisme…
De la page 87 à 119 de l’ouvrage l’historien consacre un long développement aux Conseils ouvriers, suivi d’une réflexion sur le « conseillisme », alors que, Paul Lévi, a fait l’objet de deux paragraphes, comme nous l’avons souligné précédemment dans notre critique précédente, plus une allusion bienveillante à Pierre Broué. En fait la grille d’analyse oppose une conception idéalisée des conseils, celle des conseillistes, à l’état de ces conseils nés dans le développement du processus révolutionnaire. L’auteur écrit qu’ils naissent pour prendre en charge, ce qui est juste, les fonctions d’assistance économique à la population : les comités de soldats, par exemple, qui assument des missions d’approvisionnement de la population. L’auteur ne pose pas la jonction qui s’opère entre les fonctions basiques et le passage d’une exigence économique à la prise du pouvoir. Entre l’un et l’autre état, il y a le rôle que jouera ou ne jouera pas la représentation communiste de la classe. Gramsci disait que les communistes étaient les « accoucheurs » de l’histoire. La formule est assez heureuse. Trotsky dit lui aussi que le marxisme est l’expression consciente du processus social inconscient. Les « conseillistes » veulent un mouvement ouvrier bien propre sur lui et à leur mesure, ils rejettent les syndicats et surtout la forme partidaire. Ce qui repose la question de la politique de l’Internationale Communiste sous la responsabilité de Zinoviev et des débats internes au mouvement communiste allemand en train de se chercher. A l’heure des choix décisifs, la faiblesse de la direction, cédant aux pressions internes des gauchistes et ne menant pas la lutte pour le Front Unique, ce qu’a fait Lévi et le courant lévite, a laissé échapper une occasion historique.
C’est dans cette situation que le « conseillisme » prospère, mais n’ouvre aucune perspective pour la prise du pouvoir. L’auteur cite un certain nombre de noms de militants, dont en particulier le plus connu Anton Pannekoek. Il écrit :
« La première chose qui définit ce « conseillisme » est bien la volonté de revendiquer une souveraineté populaire élargie, souveraineté pensée comme une alternative au parlementarisme qui s’était développé timidement en Allemagne dans la seconde moitié du XIXe siècle. Plusieurs responsables politiques et théoriciens, largement tombés dans l’oubli depuis mais qui jouèrent un rôle d’importance pendant la révolution, écrivent nombre de textes à ce propos. Il voit dans les conseils une forme politique concrète susceptible de mettre en place une nouvelle démocratie menant au socialisme ».
Oui mais, comment passe t’on à cet état ? Un autre « conseilliste » Otto Rühle écrit à propos de l’organisation concrète du prolétariat allemand par syndicats et partis :
« Avec un prolétariat avancé, comme l’est le prolétariat allemand, ces méthodes aboutissent au résultat exactement opposé. Elles étouffent l’initiative, paralyse l’activité révolutionnaire, portent préjudice à la persuasion, amoindrissent le sentiment de responsabilité. Ici, il s’agit de laisser libre cours à l’initiative des masses, de les libérer de l’autorité, de développer leur conscience de soi, de former leur autonomie d’action et d’accroître ainsi leur participation à la révolution ».
Vieille rengaine pour le coup réactionnaire : si le prolétariat avait moins de syndicats, moins d’associations culturelles, moins de social-démocratie au sens du parti représentant la classe dans le parlement, il serait plus libre de réaliser son émancipation. Rühle ajoute :
« La véritable alternative à l’ordre bourgeois et libéral ne peut donc plus désormais s’incarner dans les appareils traditionnels, mais uniquement dans les conseils ouvriers. »
Le regroupement d’une avant-garde ne doit jamais se constituer « sous une forme partidaire ».
Pour Müller, autre militant « conseilliste », comme pour Pannekoek, « il souhaite éviter la convocation d’une assemblée constituante, qu’il voit comme une régression démocratique d’un autre temps. » Là encore, absence totale de discernement et de confrontation avec le concret. La constituante, dès lors où elle est revendiquée par une majorité, peut néanmoins être reprise en main par les forces bourgeoise. Le prolétariat, si une majorité se prononce pour une constituante, mènera campagne pour une constituante souveraine, appuyée sur les comités de base élisant leurs députés, en introduisant la question du caractère révocable des élus.
La clef qui permet de saisir la position politique de Jean Numa Ducange, au-delà de son travail incontestable d’historien, est à mon sens la suivante :
« Il est temps de l’affirmer nettement : au cœur de cet espace ont eu lieu des révolutions, certes avortées et partielles, mais qui ne peuvent être ignorées de l’histoire « nationale » de ces pays. C’est davantage aujourd’hui par des chemins détournés que la reconnaissance de l’importance de ce processus suit son cours. Ainsi le mouvement « conseilliste » suscite de nouveau un vif intérêt au-delà des historiens, notamment pour repenser concrètement la vie quotidienne et la démocratisation du travail ; quelques philosophes et sociologues s’appuient sur des textes de figures comme Anton Pannekoek pour rechercher des alternatives au capitalisme contemporain. La période 1918 – 1922 fournit aussi des éléments pour la redéfinition d’un républicanisme puisant dans la tradition socialiste qui, tout en acceptant le principe d’une représentation parlementaire, cherche à contrebalancer les aspects les plus élitistes de celle-ci en développant l’esprit démocratique des conseils nés de la mobilisation « par le bas ». Aussi, à l’heure d’une profonde crise de la représentation politique en Europe occidentale, leurs débats et leurs expériences demeurent en partie les nôtres. Là réside la grandeur de cette époque, malgré son dénouement tragique ; elle participe à la longue histoire inachevée du « principe espérance ».
C’est une vue bien abstraite de poser les problèmes ainsi dans la situation actuelle. C’est toujours dans les périodes où se développent les crises de régime de la domination bourgeoise que la question de la représentation redevient centrale. La grève générale de 1968 qui a marqué notre génération, s’est heurtée à la place incontournable que représentait encore le parti stalinien aux ordres de Moscou. La conséquence en fut le déferlement de la vague gauchiste. Quelques mois après 1968, va renaître chez un certain nombre de militants ou d’intellectuels la référence au « conseillisme » et à Anton Pannekoek en particulier, au « luxembourgisme » ou « spartakisme », déformant considérablement les positions de Rosa…
Quant à l’allusion aux « formes » parlementaires, elle est aussi très abstraite. La France vit sous un régime de type bonapartiste, dont celui de Macron accentue la remise en cause des libertés démocratiques que De Gaulle avait concédées en 1958. La prédominance des exécutifs sur la représentation démocratique à l’échelle internationale accentue cette dérive contre la démocratie qu’elle soit directe, syndicale ou parlementaire. La crise du mode de production capitaliste amène les classes dominantes, souvent aidées par les vieilles directions, à évoluer vers des régimes autoritaires.
En conclusion, je dirais que Paul Lévi, et ce qu’il a représenté dans le mouvement ouvrier allemand, largement mis en lumière dès 1971 par le militant-historien Pierre Broué, est bien un personnage encombrant dans l’analyse historique de Jean Numa Ducange. Ce dirigeant a posé vraiment, et ce contre la direction « gauchiste » de l’Internationale sous Zinoviev, la question du gouvernement ouvrier, de la stratégie du front unique pour y parvenir. Non, Jean Numa Ducange, la révolution allemande n’est pas, selon la formule que vous avez reprise à un historien nationaliste, elle n’est pas une « révolution étrange ». Le KPD n’a pas été en mesure de se hisser à la hauteur du mouvement de la classe pour l’aider à dégager sa propre représentation politique. Le KPD n’était déjà plus en capacité de jouer ce rôle. Il a laissé échapper trois occasions historiques. Au passage, soulignons que l’historien rate aussi une occasion, celle de prendre en compte la révolution de 1923, l’Octobre allemand, en tant que processus révolutionnaire, qui échoue du fait de la division, d’une insurrection minutieusement préparée et qui est décommandée au dernier moment.
Lorsqu’en 1924 s’ouvrira la période de ladite « bolchévisation » des partis communistes sous la houlette de Staline et de la fraction bureaucratique de l’appareil russe, les dés seront jetés. Commence une autre histoire qui finira par la tragédie du 30 janvier 1933.
RD, 30-05-2023.
Notes :
(1) L’auteur avait animé une réunion des CMO (Cahiers du Mouvement Ouvrier), il y a deux ans, sur le livre qu’il venait de publier « Jules Guesdes, l’anti-Jaurès ». Il présentera le 17 juin lors d’une réunion à l’initiative des mêmes CMO son livre sur la révolution allemande intitulé « La République ensanglantée ». Armand Colin, 2022.
(3) Dans son essai « La maladie infantile du communisme, le gauchisme », Lénine n’emploie pas une seule fois le terme « conseillisme » mais « gauchisme ».
(4) « Révolution en Allemagne », Les éditions de minuit, 1971 et « Histoire de l’Internationale Communiste », Fayard, 1997. « Paul Lévi, l’occasion manquée », Éditions de Matignon, 2017.
(5) Éditions de Matignon, 2017.
C’est l’échec des troupes de Toukhatchevski devant Varsovie, qui a transformé le « gauchisme » (le putscho-militarisme du « communisme de guerre ») de Lénine, en chantre du front unique et de la diplomatie secrète. N’allons pas nous perdre dans les fausses vraies autojustifications de acteurs. Ce gauchisme n’a en effet rien à voir avec le « conseillisme »(anarchiste communiste), qui fût le premier écrasé en Russie, dès 1918. Restait le « gauchisme », comme « communisme de guerre », putschisme, alliance trouble à la Radek-Schlageter, liquidé en 21-23, puis consolidation de l’appareil d’état en quête de reconnaissance internationale (Rappalo, 1922, Livitnov, Tchitchérine, Trotsky en 23-24, le théorème Svietchine-Boukharine de l’industrialisation militaire, l’économie tchékiste de la rapine, la gestion carcérale.. pour un processus décennal de contre-révolution radicale), « modernisation de rattrapage » qui « bloquait » encore l’imminente révolution socialiste française en 1968 !
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Dans la question du “gauchisme” en Allemagne entre la Révolution du 9 novembre 1918 et Octobre 1923, il y a trois phénomènes à distinguer.
D’abord l’existence d’une couche souvent jeune, une « avant garde large » comme aurait dit la LCR des années 70, parmi les ouvriers et tous ceux qui avaient eu à souffrir durant la guerre, aussi bien dans les tranchées qu’à l’arrière, dans les usines, partout où la faim et la misère frappaient la population civile.
Cette couche voulait en découdre avec le système capitaliste et manifestait une impatience légitime mais celle-ci aurait du être utilisée et orientée à bon escient, d’où la question du parti révolutionnaire et du front unique. Durant la période allant du congrès de fondation du KPD jusqu’à « l’action de Mars » (1921), cette couche servit de base à toutes les tentatives de « forcer les évènements ».
Ensuite, le gauchisme exprimé au sein du KPD, parti tout juste naissant, privé peu de temps après sa fondation du fait de la répression du premier trimestre 1919 de plusieurs de ses cadres fondateurs, dont les plus célèbres, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Sous le mot d’ordre de « A l’offensive, tout le temps, quelques soient les conditions, quelques soient les circonstances », on a un refus de prendre en compte les rapports de force, notamment d’évaluer le maintien de l’autorité des dirigeants réformistes sur la majorité du prolétariat : la révolution de novembre 1918, ce ne sont pas que les mutineries de soldats et de marins, les conseils ouvriers et les ouvriers en armes partout et la naissance du KPD, ce sont aussi des millions de travailleurs qui se tournent par le vote ou l’adhésion vers le parti traditionnel historique, le SPD.
Cette tendance, au sein du KPD, puis ensuite notamment sous la forme du KAPD, tend à considérer le travail au sein des syndicats et la participation aux élections comme une perte de temps quand sonne l’heure de l’insurrection portée par la généralisation des conseils.
Enfin, la cristallisation du courant « conseilliste » qui privilégie la forme du conseil/ soviet, rejette la participation aux syndicats, aux élections et à l’action parlementaire pour souvent écarter aussi la forme parti jugée intrinsèquement bureaucratique et tendant à l’opportunisme.
Ces gauchistes « conseillistes » tendent alors à s’écarter des organisations traditionnelles de la classe ouvrière et à proposer la construction d’un nouveau mouvement ouvrier tout beau, tout propre, à côté de l’ancien. Cette voie est censée préserver de tous les péchés de la corruption opportuniste et de la capitulation en proposant une forme de conseil concentrant toutes les fonctions (organe de masse pour la lutte immédiate partant des préoccupations matérielles immédiates pour aller jusqu’à la lutte pour le pouvoir, la fonction de défense économique du syndicalisme mais sans les tares de ce dernier, la fonction politique du parti mais sans le danger de l’opportunisme et de la bureaucratie) pour finalement aboutir à des « unions ouvrières » qui cochent toutes les cases (ni parti, ni syndicat, ni action parlementaire ) sauf la bonne, à savoir la présence en leur sein de la masse de la classe ouvrière.
Dans sa fameuse brochure de 1920 « le gauchisme, maladie infantile » Lénine polémique d’abord avec la première variété du gauchisme, celle qui marqua le KPD dès sa naissance et fut le terreau de la direction « gauchiste » de Ruth Fischer et Arkadi Maslow, cornaquée par Zinoviev. Celle-ci, toute gauchiste qu’elle se voulut fut terriblement bureaucratique et appliqua le tournant vers la « bolchevisation », c’est à dire la montée du stalinisme dans l’Internationale communiste et ses sections nationales.
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Entièrement d’accord avec cette contribution à mon article.
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Je trouve très significatif (et regrettable) que Jean Numa-Ducange arrête les compteurs des possibilités révolutionnaires en Allemagne à début 1921. En cela, il s’aligne sur tout le récit historiographique universitaire dominant, sur l’histoiriographie bourgeoise et social-démocrate et aussi sur celle du gauchisme pour qui après 1921, plus de salut. Ainsi sont gommés Paul Lévi, l’héritage démocratique de Rosa Luxemburg malgré ses inversions complètes sur la question nationale, le front unique ouvrier, et ainsi sont permis les amalgames entre la politique de front unique et la diplomatie étatique de l’URSS. Gommée aussi l’information historique sérieuse sur la contribution décisive de ce même gauchisme au bureaucratisme, via Ruth Fisher, Zinoviev et quelques autres : le gauchisme, ce ne furent pas que Gorter et Pannekoek, loin s’en faut.
Ces questions ont pourtant été traitées sérieusement dans un ouvrage que toute l’historiographie dominante, qu’elle soit bourgeoise, stalinienne, social-démocrate, anarchiste ou conseilliste, à intérêt à oublier : la Révolution en Allemagne de Pierre Broué. Mon propre petit livre écrit avec Jean-François Claudon sur Paul Lévi en est le prolongement, bien sûr. C’est bien entre août et novembre 1923 que la révolution allemande et européenne a avorté, pas avant. C’est bien là que s’enracinent Staline et Hitler. Et c’est bien la politique du front unique posant la question du pouvoir qui a permis d’arriver à cette situation, et le gauchisme dans sa forme bureaucratique (pas encore le stalinisme) qui l’a faite avorter. A cet égard, l’historiographie trotskyste n’a pas totalement assimilé les leçons : la révolution en Allemagne fin 1923 aurait vaincu avec deux partis, les communistes et les social-démocrates de gauche, sur un programme de défense prolétarienne, républicaine et culturelle contre l’État prussien maintenu, les bandes nazies naissantes, et la barbarie impérialiste.
Interfère ici la question du traité de Rapalo et de la conférence des trois internationales, début 1922. J’ai sous le coude une étude personnelle de cette séquence qu’on ne saurait évacuer par un réglement de compte sommaire façon Ruth Fisher « (le front unique sert à couvrir la diplomatie secrète ») – la même Ruth Fisher qui va foncer dans la ligne Schlageter et avoir des débats publics avec les SA un an et demi plus tard, ce qui devrait interroger …
Je suggère que pour approfondir la réappropriation de l’histoire réelle par dessus tous les mythes et les schématisations idéologiques, nous republions incessamment mon compte-rendu de la soutenance de thèse de Pierre Broué sur la Révolution allemande (1970), qui aborde ces questions : http://alencontre.org/europe/allemagne/un-texte-inedit-de-pierre-broue-sa-soutenance-de-these.html
Vincent Présumey.
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Salut camarades,
Très bon article de Robert Duguet, mais juste un point de détail, sur la photo colorisée à côté de Paul Lévi à droite, c’est Zinoviev ?
Fraternellement,
Laurent Gutierrez
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Sur la photo tu as, de gauche à droite : Giacinto Serrati, Léon Trotsky, Paul Lévi, Grigori Zinoviev, probablement Mikhaïl Kalinine. C’est la tribune du second congrès de l’IC, ils doivent être en train de chanter l’Internationale. Un photo prise peu avant ou peu après, qui est sur la couverture de mon petit livre fait avec J.F. Claudon, comporte les mêmes plus Alfred Rosmer, Nicolas Boukharine et Karl Radek. Vincent Présumey.
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EXCLUSION DE PAUL LEVI
Mardi 6 Juin 2023
Vincent Présumey et Jean François Claudion écrivaient en 2017 une brochure relative à l’histoire de la révolution allemande.
Vous trouverez ci-dessous le paragraphe de cette brochure relatif à l’exclusion de Paul Levi du parti communiste d’Allemagne (KPD).
La brochure est disponible en totalité si vous consultez le site de Robert Duguet à l’adresse ci-dessous.
Bernard Fischer
http://robertduguetarchives.fr/
https://www.fischer02003.over-blog.com/2023/06/exclusion-de-paul-levi.html
Après le congrès de Halle du KPD, le congrès de Tours du Parti Communiste Français (PCF) et la scission tchèque, le congrès socialiste italien de Livourne est le quatrième lieu d’où aurait pu sortir un parti communiste de masse, mais cela se présente moins bien. Amadeo Bordiga, le fédérateur des courants les plus proches de Moscou, qui, pour gauchiste qu’il était, agissait par lui-même et nullement sur consigne de Moscou, souhaite un parti homogène et épuré et il n’a cure de rallier la majorité socialiste maximaliste de Giacinto Serrati, sommé de rompre avec la minorité réformiste de Filoppo Turati, mais qui n’y tient pas. Paul Levi est délégué par la centrale du KPD au congrès italien, avec un mandat en faveur d’un compromis permettant de garder Giacinto Serrati dans l’Internationale Communiste et avec lui la masse du parti.
À Livourne, le 21 janvier 1920, les partisans d’Amadeo Bordiga avec l’appui des émissaires de Moscou scissionnent et forment avec la minorité le Parti Communiste d’Italie (PCI). Sous les coups fascistes, c’est une scission qui affaiblit la résistance ouvrière en Italie. Paul Levi de retour en Allemagne publie un article non signé qui déplore les conditions de cette scission et qui laisse entendre que, dans l’Internationale Communiste, le KPD agira pour y remédier. Cet acte d’indépendance par rapport à Moscou, qui avait paru totalement naturel à son auteur, déclenche une crise gravissime. Elle se développe en trois phases, chacune incarnée par un personnage-type.
Le premier est Karl Radek. Lors d’une réunion de direction, le 25 janvier 1921, il rétorque à Paul Levi, de retour d’Italie et visiblement agacé de l’atmosphère de guérilla contre lui, que « nous vous devancerons et nous tirerons l’épée contre vous, avant que vous puissiez nous attaquer ». Paul Levi n’a pas besoin d’en entendre davantage. Il quitte la réunion en pleine séance. Karl Radek saisit l’occasion pour accuser publiquement Paul Levi de mensonge et pour exiger un redressement du parti allemand, pas assez actif. Paul Levi, soutenu par Clara Zetkin, autorité morale en raison de sa longue histoire militante et de sa belle amitié avec Rosa Luxemburg, ancienne dirigeante du mouvement féministe socialiste international, répond que c’est en Russie, au centre de l’Internationale Communiste, qu’un redressement s’impose. Clara Zetkin tente de solder la crise par une motion unanime de la centrale qui avalise la scission italienne, mais elle demande une réorganisation de l’Internationale Communiste. Peu de jours après, Karl Radek s’excuse auprès de Paul Levi et l’ambiance se détend provisoirement au sommet du parti. Mais le mal est fait.
Arrive alors le second personnage-type, émissaire de Moscou et pur bureaucrate policier, Matyas Râkosi, qui sera plus tard le dictateur hongrois chassé au mois d’octobre 1956. Matyas Râkosi pose, de sa propre initiative, une question de confiance aux membres de la Centrale. Entre d’une part les droitiers Paul Levi et Giacomo Serrati et d’autre part l’Internationale Communiste, il faut choisir.
La majorité, pas assez confiante, pas assez affermie, cède, par vingt-huit voix contre vingt-trois, provoquant la démission de Paul Levi, d’Ernst Daümig, de Clara Zetkin et de quelques autres.
C’est enfin au tour de la troisième figure, un héros chevaleresque et charismatique, Béla Kun. Suivi de conseillers militaires, il vient convaincre la nouvelle direction formée autour du syndicaliste saxon du bâtiment, Heinrich Brandler, qu’il faut déclencher des actions violentes de masse sous peine de s’embourgeoiser et de ne plus être un parti vraiment révolutionnaire. Selon Pierre Broué, qui s’appuie sur le témoignage de l’ancien président du KPD lui-même, « Clara Zetkin, que Bela Kun rencontre le 11 mars 1921, épouvantée par les propos qu’il lui tient, prévient Paul Levi et refuse désormais de le rencontrer sans témoin ».
Ce parti déstabilisé par les sommets va se voir offrir, si l’on peut dire, l’occasion insurrectionnelle, par une provocation policière dans la région pauvre et ouvrière de la Saxe montagnarde, en Erzgebirge Vogtland. Il appelle aux armes et à la grève générale, mais il mobilise des forces inférieures à ses propres effectifs. C’est le grand fiasco de l’action de mars 1921, qui se solde par cent quarante-neuf morts, des milliers de licenciements, l’arrestation d’Heinrich Brandler et les effectifs divisés de moitié. C’est une catastrophe, mais le parti et l’Internationale Communiste présentent cette catastrophe comme une victoire.
Paul Levi ne s’était pas attendu à cet emballement et il pensait régler les comptes politiques au troisième congrès de l’Internationale Communiste prévu pour l’été 1921 à Moscou. Il apprend les nouvelles à Vienne. Il alerte Vladimir Lénine le 27 mars 1921. Vladimir Lénine n’est pas au courant, ce qui en dit long sur la situation de l’état soviétique et des bolcheviks. Ces semaines sont celles de Cronstadt, de l’adoption de la Nouvelle Economie Politique (NEP), de l’invasion de la Géorgie et des prodromes de la grande famine. L’état soviétique est au bord de l’éclatement et les initiatives des dangereux émissaires destructeurs ne sont pas des offensives centralisées, comme cela sera bientôt le cas sous Joseph Staline, mais elles sont plutôt des manifestations de cet éclatement.
Au début du mois d’avril 1921, la nouvelle direction allemande et l’exécutif de l’Internationale Communiste tenu par Grigori Zinoviev entreprennent d’accuser Paul Levi de désertion en plein combat tout en sanctifiant la soi-disant magnifique offensive qui vient d’avoir lieu. Ceci conduit Paul Levi à contre-attaquer publiquement, par une brochure, « notre voie contre le putschisme ». Le 15 avril 1921, la centrale du KPD prononce son exclusion, non pour divergences, mais pour trahison, pour avoir critiqué en pleine répression, ce que l’exécutif à Petrograd confirme le 26 avril 1921 avec les signatures de Vladimir Lénine et de Léon Trotsky. Le même jour, les fascistes ont détruit la bourse du travail de Turin.
Le 4 mai 1921, toutefois, Paul Levi peut être entendu par la Centrale et son intervention sera publiée sous la forme d’une seconde brochure, « quel est le crime, l’action de mars ou sa critique ». Il se plaît à rappeler à ses juges qu’une autorité morale indiscutable considère comme lui que la lutte décisive ne pourra être lancée par les communistes allemands que lorsqu’ils grouperont derrière eux, dans la clarté, la grande majorité du prolétariat, avec le soutien de pans entiers de la petite-bourgeoisie.
Paul Levi ne fait pas de citations de Rosa Luxemburg dans « que veut la Ligue Spartakus », mais, mordant, il écrit que « l’homme qui a écrit cela a eu la chance de ne pas avoir été encore traité par vous de lévite. C’est Vladimir Lénine ». Paul Levi, au sommet de son art oratoire, se démène avec brio, mais rien n’y fait, son exclusion est confirmée par trente-huit voix contre sept.
De quoi est réellement coupable Paul Levi ? Le déroulement du troisième congrès mondial à Moscou, au mois de juillet 1921, répond à cette question. Il est coupable d’avoir eu raison trop tôt. Vladimir Lénine prend en main le congrès, passant une alliance avec Léon Trotsky contre Grigori Zinoviev et Nikolaï Boukharine, Karl Radek louvoyant quant à lui de manière tantôt virtuose, tantôt grotesque, pour dénoncer la théorie de l’offensive et pour imposer à sa place l’orientation vers les masses qui trouvera peu après sa pleine formulation sous le nom de politique du front unique ouvrier, la politique engagée par Paul Levi avec la lettre ouverte et ses prises de position sur l’Italie. Il sera donc, d’une certaine façon, l’absent et le vainqueur moral de ce congrès.
Mais son exclusion est confirmée, car il aurait frappé dans le dos le parti en pleine répression et les permanents de l’appareil, ceux qui ne sont pas encore staliniens mais qu’il faut bien appeler comme ce qu’ils sont en train de devenir, des bureaucrates gauchistes, sont maintenus en place. En coulisse, Vladimir Lénine passe un accord avec Clara Zetkin avec laquelle il a beaucoup discuté et fraternisé. Paul Levi pourrait bientôt revenir s’il consent à ne pas en rajouter et à rester silencieux. Son appel à l’Internationale n’est même pas communiqué au congrès.
Vladimir Lénine et Léon Trotsky, qui affrontent les bureaucrates gauchistes dans ce congrès très tendu, ont-ils eu du vague à l’âme en agissant ainsi ? C’est ce que pourraient laisser penser des propos de tribune de Léon Trotsky, qui apparaît plus encore que Vladimir Lénine comme défenseur de l’orientation de Paul Levi, qui ne se privera pas de les citer, « quand nous déclarons maintenant que nous jetons Paul Levi par la fenêtre, que nous parlons de l’action de mars avec des tournures de phrases confuses, que nous en faisons un pas en avant et que nous masquons la critique avec de la phraséologie, nous ne faisons pas notre devoir ».
Charlotte Beradt cite la réaction acerbe de Paul Levi face aux offres de Vladimir Lénine transmises par Clara Zetkin, « Clara Zetkin venait avec trois propositions, beaucoup de compliments nécessaires, comme disent les vieux juifs pour faire le sabbat, arrêter la revue et toute organisation, six mois de pénitence et, pour bonne conduite et célébration de l’omniscience bolchevique, une indulgence de Vladimir Lénine ».
Il est trop facile d’expliquer cette réaction par le mauvais caractère ou l’arrogance de Paul Levi, ou même, de façon plus nuancée, par le choc qu’il a reçu. Son grand ennemi Grigori Zinoviev avait rendu publique son opposition à l’insurrection d’octobre 1917, rien que cela, en définitive sans aucune sanction. Vladimir Lénine lui-même a-t-il jamais respecté une règle de silence en matière de divergences politiques, surtout les plus vitales, fut-ce devant la répression ? Toute son action militante, et notamment l’année 1917, atteste du contraire. La conviction de Paul Levi est donc que les méthodes léninistes de discussion, fut-ce contre Vladimir Lénine, sont les siennes. Il a lancé un journal, Sowjet, puis Unser Weg, et il donne tribune à de nombreux leaders du parti, notamment des leaders syndicaux. Au congrès du parti, à Iéna, qui suit le troisième congrès mondial, il est présent à l’extérieur et il s’adresse aux délégués. En vrai bolchevik, il se bat ouvertement.
À Iéna, aucun service d’ordre ne vient l’agresser. Nous ne sommes pas encore sous le stalinisme, mais un message de Vladimir Lénine appelle à tirer un trait sur lui et Clara Zetkin avalise son exclusion tout en déclarant la regretter. Le KPD se dote d’une nouvelle direction autour d’Ernst Reuter. Cet ancien organisateur des prisonniers de guerre allemands en Russie rouge a jusque-là toujours été un gauchiste patenté, praticien et pas seulement théoricien de l’offensive, passant pour un second Béla Kun, mais il a été sincèrement retourné sur ce point par Vladimir Lénine à Moscou. Il dirige un parti convalescent, qui, malgré son aile gauche animée par Ruth Fischer, développe en pratique cette politique de front unique que Paul Levi avait initiée, d’autant qu’il n’a plus guère le choix.
A la suite du congrès commencent à se produire des exclusions pour participation aux activités politiques de Paul Levi. Le représentant permanent du parti à Moscou Curt Geyer, sa compagne Anna Geyer, l’ancien leader du parti social démocrate indépendant d’Allemagne (USPD) Ernst Daumig, qui meurt peu après, le vieux député Adolf Hoffman, ancien ministre du gouvernement des commissaires du peuple de 1918, et le leader de la Libre Pensée d’Allemagne, Max Sievers, forment, le 20 novembre 1921, avec Paul Levi et sept députés en tout, pour douze deputes orthodoxes du KPD, ainsi que beaucoup de leaders connus comme l’ancien préfet de la revolution Emil Eichhorn, une nouvelle organisation. Il s’agit surtout d’une organisation d’un nouveau genre, la communauté de travail communiste (KAG). La KAG forme un réseau, à la manière du groupe spartakiste pendant la guerre et comme le fut autrefois le parti polonais de Rosa Luxemburg et de Léo Jogiches.
Son influence est une ombre puissante sur le KPD, majoritaire dans sa commission syndicale, durant la seconde partie de l’année 1921. La victoire morale ultime de Paul Levi sera la seconde crise du KPD, répétition frappante de celle qui avait conduit à son exclusion, mais sans action de mars.
Très vite en effet, Ernst Reuter se heurte à son tour aux émissaires de Moscou et il réclame une plus grande autonomie de fonctionnement. Au mois de novembre 1921, Grigori Zinoviev et Karl Radek se coalisent pour le mettre au pas, exigeant de sa part un nouveau test de fidélité, consistant à exclure les lévites de tout appel et de toute action unitaire et à interdire la discussion avec eux. Ernst Reuter résiste, avec la majorité de la direction. Ils disent que Paul Levi et la KAG ont tort, mais ils font partie du mouvement ouvrier, ils sont issus du communisme et c’est donc la discussion qui s’impose avec eux.
Le 25 novembre 1921, la presse sociale-démocrate publie des documents secrets que la police aux frontières avait confisqués à Clara Zetkin lorsqu’elle s’était rendue à Moscou l’été, accablants pour plusieurs responsables du parti en ce qui concerne les provocations et les actions violentes lancées au mois de mars 1921. Ernst Reuter, allié aux lévites encore au parti, passe à l’offensive en voulant exclure un des responsables, Hugo Eberlein. Mais la masse des militants, sentant le parti attaqué, ne le suit pas et Clara Zetkin avec d’autres dirigeants explique cette fois-ci que, bien qu’il ait raison, il agit de façon inopportune.
La victoire d’Ernst Reuter et de Paul Levi aurait provoqué une nouvelle recomposition du communisme allemand. La majorité du KPD, avec la KAG et peut-être l’USPD maintenu, auraient formé un parti communiste droitier se voulant unitaire et démocratique, laissant de leur côté les gauchistes du KPD et du parti communiste ouvrier d’Allemagne (KAPD), mais deux facteurs l’interdisent, la volonté des militants de ne pas prendre à nouveau le risque de déchirer leur parti, ainsi que le poids moral et matériel de Moscou.
Ernst Reuter est évincé de la présidence du parti le 12 décembre 1921 et il est exclu du parti avec vingt-sept autres militants, le 23 janvier 1922.
Entre ces deux dates, une étape décisive, hélas fondatrice à sa manière, a été franchie le 18 décembre 1921 par la direction de l’Internationale Communiste, ce qui veut dire à l’initiative de Grigori Zinoviev, mais avec la caution de Vladimir Lénine et de Léon Тгotskу. La KAG est traitée en ennemi principal et la discussion avec elle ou ses militants est passible d’exclusion. C’est un terrible précédent à l’échelle de l’histoire. Les lévites sont donc les premiers pestiférés désignés comme contagieux dans l’histoire du communisme, avant les trotskystes et les autres, groupes maudits et malfaisants.
Les exclus rejoignent la KАG. Celle-ci regroupe alors, temporairement, le vieux noyau des délégués révolutionnaires berlinois, les maîtres d’euvres des conseils ouvriers de 1918, et elle reçoit le soutien de militants communistes étrangers remarquables, le roumain Valeriu Marcu, pionnier de l’Internationale des Jeunes et par la suite écrivain de valeur, et la polono-hongroise lofa Duczynska, par ailleurs épouse de l’économiste Karl Polanyi. Ce sont autant de victoires morales considérables pour Paul Levi, mais qui ne sauraient cacher le fait politique principal le KPD lui échappe définitivement.
Gagner Ernst Reuter, en somme son vrai successeur à la tête du parti et son vieil adversaire, était spectaculaire. Beaucoup de témoignages, Paul Frölich comme Richard Müller, déplorent les propos vexants et la difficulté de Paul Levi de regrouper et d’attacher des hommes autour de lui. Un tel succès pourtant, obtenu par la rigueur et la constance, et il en fut d’autres, pourrait signifier le contraire.
Les deux impressions ne sont pas forcément contradictoires. Paul Levi ne faisait pas de concessions, mais il pouvait aussi construire. Pour Ernst Reuter, ce fut une étape décisive. Il sera plus tard maire du SPD de Berlin-Ouest et un des pères spirituels du chancelier Willy Brandt, mais nous ne savons pas si Paul Levi aurait apprécié cette postérité.
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