Il se passe quelque chose d’important en Bélarus (1). Et comme des manifestations ont aussi démarré, et continuent, à Khabarovsk et en Sibérie orientale, Poutine peut d’ores et déjà estimer que sa tentative de présidence à vie, sanctionnée par le référendum truqué de juin, est en train de se retourner contre lui.

L’impérialisme russe, du fait de la crise de l’impérialisme dominant mondialement que sont les Etats-Unis, se trouve en posture de « surdimentionnement ». Poutine a assis à l’origine son pouvoir en massacrant les Tchétchènes, chez qui règne son âme damnée Kadyrov. Lors de la crise financière mondiale de 2008 il a occupé l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie. En réaction à la crise révolutionnaire ukrainienne, il a annexé la Crimée et occupé sans l’officialiser le Donbass. A partir de 2013, puis sous la forme de bombardements dignes de la guerre du Vietnam, il est intervenu de façon décisive contre la révolution syrienne. A partir de là, il est le principal soutien du général Haftar en Libye et ses troupes mercenaires, les commandos « Wagner », rôdés au Donbass et en Syrie, y sont ainsi qu’en Centrafrique et au Soudan contre la révolution démocratique. Toute l’extrême-droite européenne, les résidus du stalinisme et les partis « populistes » lui sont organiquement liés. Et le président US est depuis 2016 « tenu » par la mafia russe. Tout cela ferait une très grande puissance si … les fondements matériels en existaient. Les éléments de crise, en réalité, s’accumulent.

Dans ce cadre, la Bélarus est stratégique. Sa réabsorption progressive par la Russie, opération qui a échoué en Ukraine, est de plus en plus à l’ordre du jour du point de vue de la verticale du pouvoir en crise à Moscou. Loukachenka, son président-dictateur, est un Poutine au petit pied. Historiquement, il représente la bureaucratie d’Etat engagée dans l’import-export, qui a préservé son pouvoir en 1991 contre les aspirations démocratiques de la majorité. Il semblait, malgré la montée de mouvements sociaux, avoir résisté aux échos du Maidan ukrainien. Il se pourrait que son attitude devant le Covid 19, qu’il a commencé par appeler à traiter par la vodka, l’ait vraiment ébranlé. Et il s’affaiblit structurellement en raison de l’ambivalence de son rapport à Moscou. Être la petite sœur du grand frère, oui, mais être réabsorbé ouvrirait une crise et Loukachenka a pris la posture de paraître s’y opposer, ouvrant une sorte de brèche entre Poutine et lui.

Les présidentielles sont le 9 août. Jusque-là il les a toujours contrôlées. C’était parti pour recommencer. Son opposant le plus populaire, le blogueur Segueï Tikhanovski, parcourait le pays à pied en dénonçant la gestion de la pandémie. Il a été arrêté et interdit de candidature. La commission électorale a aussi invalidé un banquier lié à la Russie, Viktor Babariko, et un ancien diplomate, Valery Stepako, ne validant qu’une brochette d’inoffensifs en face de Loukachenka, et une « faible femme », pour montrer sa mansuétude : l’épouse de l’emprisonné Tikhanovski, Svetlana Tikhanovskaia.

Nul doute que l’erreur de calcul du pouvoir ne provienne de son machisme. Que pouvait faire une femme contre lui ? La Belarus n’est-elle pas immunisée de Mee-too et des courants mondiaux combattant pour l’émancipation ?

Hé bien pas du tout. Svetlana Tikhanovskaia a ému le peuple et s’est associée aux compagnes des deux autres candidats invalidés. Le 16 juillet, elles ont démarré une campagne nouvelle sur les thèmes « Loukachenka dehors-Libérez tous les prisonniers politiques – Place aux femmes ! » Le succès est en train de devenir un raz-de-marée.

Cette Svetlana se présente comme apolitique et serait une piètre oratrice. Le soutien populaire la transfigure, et fait d’elle, en tant que femme, la porte-parole d’immenses aspirations. Les orientations politiques sous-jacentes aux trois hommes candidats invalidés se résument en un libéralisme économique voulant se tourner soit vers Berlin soit vers Moscou, ou les deux. Rien qui puisse mobiliser les foules. Il se passe à présent tout autre chose. Quand la vieille taupe creuse, et elle sait creuser, elle trouve les voies qu’il lui faut. La cause des femmes est le levier par où la cause nationale et démocratique monte, monte, monte. 2000 au premier meeting à Minsk le 19 juillet, première surprise. 20 000 à Gomel l’autre jour. 100 000 à Minsk ce 29 juillet, on parle de révolution.

Ce mouvement peut renverser Loukachenka : il le peut parce qu’il le veut. Nous aimons, nous pouvons, nous vaincrons, tel est le We shall overcome de la rue bélarussienne à présent !

Bien sûr, tout le monde craint ce que peut faire « l’homme fort ». Il peut truquer le vote sans difficultés, mais avec la masse de la population manifestant contre lui, car c’est cela qui est en train de prendre forme, ce sera délicat.

Alors, des coups tordus ? Tout le monde y pense. Il y a des centaines d’emprisonnés et on les bat en prison, c’est cela la réalité.

Et, ce même 29 juillet, bizarre, bizarre : les services présidentiels arrêtent 32 mercenaires russe qui, curieusement, se trouvaient là, et donnent leurs noms. Ce sont des nervis connus au Donbass, en Syrie et en Centrafrique, du groupe mercenaire « Wagner ». L’Ukraine réclame légitimement leur extradition chez elle. Les livrer à Poutine serait assurer leur silence (peut-être de mort, cela s’est déjà produit). Mais le pouvoir bélarussien insinue que certains auraient à voir avec l’opposition. Faire passer le début de levée en masse des femmes et de la nation pour une opération de Poutine serait vraiment tordu et affaiblirait aussi bien le pouvoir bélarussien que russe, au bout du compte. Mais Loukachenka est tordu, il sait faire … Il sait faire des coups tordus.

Mais battre une nation en train de se lever, à l’appel des femmes, il ne sait pas faire.

Nous en sommes là ce 30/07/2020. A Moscou, à K’yiv, à Khabarovsk, on regarde Minsk. Nous aussi ! Car un homme fort renversé, c’est une victoire pour le prolétariat du monde entier !

  1. Dans cet article on parle de Belarus plutôt que du mot synonyme Biélorussie, car Belarus a été imposé comme nom du pays lors de la première vague révolutionnaire, en 1989-91, et renvoie historiquement au royaume polono-lituanien et à la vieille Rous’, tandis que Biélorussie renvoie à la Russie. Loukachenka est la prononciation bélarussienne de « Loukachenko ».