Hibernatus.

Imaginez : vous êtes entré en hibernation il y a quarante ans – que dis-je, il y a à peine plus de dix ans. Mettons que vous étiez un personnage, femme ou homme, française ou français « moyen », sans religion, « de gauche », honnêtement cultivé, féru d’histoire et préoccupé de la lutte contre l’extrême-droite, le racisme, la xénophobie, l’antisémitisme. En France. Au moment de votre congélation, vous aviez des repères solides et étayés, sur la continuité du racisme et de l’antisémitisme à droite et à l’extrême-droite, tout en connaissant les naufrages historiques de la gauche qui, dans son cas, n’étaient pas l’accomplissement de son orientation fondamentale, mais des reniements de celle-ci. Une chose en tout cas ne vous avait pas échappée : l’ancrage profond, sur la durée, du Front National, devenu Rassemblement National, basé sur deux racines : la collaboration et le colonialisme. La première effondrée en 1944, le second fondateur, au contraire, de la V° République, en 1958. Avec l’antisémitisme comme fil de la continuité envers la première, et le racisme envers le second.

On vous réveille mi-juin 2024, et là, sidéré, vous découvrez à la télévision, sur Internet, partout, non seulement qu’il y aurait non pas seulement l’extrême-droite, mais deux « extrêmes » en France, mais, plus étonnant encore, que le racisme et l’antisémitisme sont, selon tous ces médias, d’après un extraordinaire brouhaha dominant devenu une évidence pour le « journaliste » de plateau moyen, l’apanage de l’« extrême-gauche », laquelle irait jusqu’aux franges du centre (François Hollande en serait !!!), toutes ses composantes s’étant honteusement vautrées avec une catin curieusement dénommée « France insoumise », par laquelle le racisme aurait été remplacé par l’« immigrationisme » qui, si vous saisissez bien, semble maintenant viser les « français », et qui, plus invraisemblable encore, aurait contaminé toute la gauche par son antisémitisme, le vieil antisémitisme des nazis et aussi celui des islamistes. Sans oublier que cette « extrême gauche » voudrait, selon Macron, que l’on « change de sexe en mairie » !!!

Le Front National, pardon le Rassemblement National, serait l’autre « extrême », mais beaucoup moins « extrémiste » en fait : le principal reproche à lui faire serait de manquer d’hommes d’État compétents et de risquer d’être trop dépensier en matière … sociale, un peu comme il était reproché à l’Union de la gauche d’antan, en somme !

Mais que l’on se rassure : ses hommes se forment, ils discutent avec le patronat et ils prennent conscience de « l’état des finances publiques ». Le RN combattrait courageusement l’antisémitisme et bien rares sont les journalistes de plateaux à le soupçonner du moindre racisme, mais lui au moins n’est pas immigrationniste. D’ailleurs, Marine Le Pen, qui dansait il y a peu avec les Waffen SS à Vienne, l’a dit : en cas de victoire du Front populaire, les Juifs doivent craindre des pogroms !!!

Illustration répugnante de cette « inversion de toutes les valeurs » (comme aurait dit Nietzsche ! ), l’abominable viol d’une enfant de 12 ans par 3 garçons à peine plus âgés assortissant leur crime de propos antisémites, à Courbevoie, est dénoncé par la presse antisémite d’extrême-droite façon Valeurs actuelles comme ayant été provoqué … par Mélenchon !

Figure de cet invraisemblable chamboulement de tous les repères, le vieillard indigne Serge Klarsfeld, « autorité morale », demande à tous les Juifs de France de voter pour les héritiers des Waffen SS et de l’OAS, car, eux, au moins, ne sont pas de redoutables antisémites. Le chef de la meute antisémite semble donc être Jean-Luc Mélenchon, dont vous avez gardé le souvenir d’un socialiste mitterrandien grande gueule à l’esprit critique : vous voici donc encore plus surpris. Effectivement, la plupart des Juifs que vous connaissiez vous disent qu’ils ont peur de lui.

Mais qu’est-ce que c’est que tout ce bazar ! ?

Au pays du mensonge déconcertant.

Il y a réellement une dimension orwellienne dans l’alignement médiatique actuel en France, banalisant d’abord la fiction des « deux extrêmes » et, dans le même mouvement, basculant très vite vers la désignation d’un seul d’entre eux, le « Nouveau Front Populaire », comme étant le pire, et lui affectant, à travers notamment l’imputation généralisée d’antisémitisme, les stigmates d’autrefois de l’extrême-droite.

Sur le plan du discours dominant, le coup d’État institutionnel mené par Macron dimanche 9 juin 2024 à 21h 02 a produit le basculement complet vers ce qui était latent depuis quelques mois : une réalité inversée, dans laquelle « la gauche » devient la menace pour la vie de groupes humains entiers, de manière totalement délirante, cependant que le RN fait sa pelote.

Bien entendu, la fonctionnalité immédiate de ce basculement est de lui permettre d’accéder au pouvoir. La loi du mensonge déconcertant traduit la radicalisation de la classe dominante.

Mensonge déconcertant, certes, mais qui se nourrit de réalités, on va y revenir. Mais mesurons tout d’abord cette dimension de « mensonge déconcertant ». Cette expression a désigné autrefois le mensonge sur la réalisation du socialisme, voire du communisme, dans la tyrannie exploiteuse qu’était l’URSS : Au pays du mensonge déconcertant était le titre d’un ouvrage d’un rescapé du Goulag, Anton Ciliga.

La stigmatisation médiatique de la gauche française, précisément parce que son accession au pouvoir est elle aussi possible, et pour l’empêcher au prix du grand mensonge, n’a qu’un équivalent historique récent : c’est l’amalgame de la résistance de la nation ukrainienne à l’impérialisme russe avec le nazisme, massivement diffusé par la Russie et largement présent dans les représentations fantasmatiques de secteurs de l’extrême-droite et, précisément, de la « gauche » elle-même, se faisant peur avec des « nazis ukrainiens ».

Voilà que cela se passe en France, aujourd’hui, envers la gauche !

Le basculement du discours officiel, médiatique et, peut-être, prochainement du discours académique, fait des héritiers des Waffen SS et de l’OAS de gentils garçons qui ne sont pas antisémites et pas racistes, mais juste dressés contre l’immigrationnisme, n’est-ce pas.

Ce basculement aura des conséquences, plus rapides qu’on ne le pense, sur les représentations convenues et sur l’enseignement de l’histoire. Daria Saburova, dans son livre sur Les travailleuses de la résistance. Les classes populaires ukrainiennes face à la guerre, cite ces gens du peuple qui ont été dégoûtés et perturbés par la succession des versions officielles de l’histoire, de la « Grande guerre patriotique » à la vénération de Bandera. La mémoire de la seconde guerre mondiale en France, déjà passée par la sanctification de la « Résistance », puis par la prise de conscience de la Shoah, sera nécessairement faussée et bousculée par l’émergence bruyante, évidente et désordonnée, d’une nouvelle doxa dans laquelle les héritiers des génocideurs deviennent des grands garçons « dédiabolisés », à l’image du grand dadais Bardella que le vieillard indigne Klarsfeld peinturlure en protecteur des Juifs.

Le trouble de la transmission que produit la crise de régime en France aura, a déjà, des effets moraux et psychiatriques, individuels et collectifs, absolument délétères.

Des SS au RN : plasticité !

C’est donc une affaire entendue pour la quasi-totalité des maîtres penseurs de plateaux télé : le RN serait différent de ses ancêtres, et d’abord de ce qu’il était à sa fondation, comme FN, par Le Pen père. A ce moment-là (1974) la double continuité, avec les Waffen SS et avec l’OAS, est parfaitement assumée : elle est fondatrice de ce parti.

Aujourd’hui ce ne serait donc plus la même chose : avant que le vieillard indigne déjà cité ne vienne nous l’ânonner, la transsubstantiation du FN diabolique en RN innocent avait déjà été officialisée par ladite « manifestation contre l’antisémitisme » du 12 novembre 2023, parrainée par le gouvernement et la majeure partie de l’arc politique.

Si une telle rupture, car cela devrait en avoir été une, s’est produite, il faudrait pouvoir dire quand. Les psys de plateaux, comme les « journalistes » déjà cités, ont une date : quand Marine Le Pen fait exclure son père alors « président d’honneur » de ce qui s’appelle encore le FN, en 2015. Mais au plan « psy », cet épisode de tragi-comédie familiale dans un clan familial et affairiste qui en a connu, avant et après, beaucoup d’autres et de façon ininterrompue, pourrait aussi bien servir à montrer la continuité, ne serait-ce que généalogique, ce qui, dans ce type d’organisation, n’a rien d’anodin. Toute l’histoire de l’extrême-droite est faite de guerres de clans, conflits familiaux et générationnels compris : la violence de cette crise, toute relative d’ailleurs par rapport à d’autres (qu’on se rappelle la scission de la faction Mégret, par exemple), ne permet donc pas de prétendre à une révolution dans la destinée de ce courant. La réalité est autre : s’il y a foires d’empoigne dans le panier de crabes de manière continue, il n’y a jamais eu de révolution conduisant à une mutation, jamais de vraie discontinuité, mais une évolution également continue, laquelle n’a pas commencé en France.

Toute l’extrême-droite européenne en effet, a enfanté des courants « néos », dans une parfaite continuité d’organisation et de moyens. La première évolution prétendument mutante a été celle des « Libéraux » autrichiens : leur appellation en porte la marque, alors que lors de la création de ce parti, en 1955, tout le monde sait très bien qu’il s’agit du parti des ci-devant nazis qui n’ont plus le droit de s’afficher tels. L’évolution s’est faite sous Jörg Haider et n’a comporté aucun reniement du passé. Depuis les années 1990, les « Libéraux » autrichiens ont participé à plus d’un gouvernement, national ou régional, souvent avec la droite démocrate-chrétienne, parfois même avec la social-démocratie.

Le phénomène s’est généralisé : toute l’Europe, et au-delà, connait des formations issues du fascisme et du nazisme, qui en tant que telles n’ont rien renié, mais qui participent au jeu électoral et qui, passant au pouvoir, n’ont pas de milices à lancer sur leurs adversaires, du moins pas à grande échelle. L’autre grand cas flagrant, qui offre, de plus, tout un panel de formations de ce type, étant l’Italie.

Selon les pays, selon les conditions politiques locales, l’antisémitisme et le racisme sont mis en avant, ou non, et parfois dénoncés, de même que l’homophobie.

On ne saurait donc dire qu’il n’y a pas eu transformation, et là réside une difficulté pour tous les militants habitués à réagir en termes « antifascistes » : où sont les sections d’assaut ? – à une échelle de masse, s’entend, car leurs germes existent dans maints groupuscules vivotant à l’ombre des mouvances de masse du national-populisme.

Ni continuité, ni discontinuité, ne sont des termes qui conviennent pour caractériser cette histoire de plusieurs décennies. Parlons plutôt de plasticité.

Mais sous la plasticité, il y a bien la filiation : pas toujours assumée, jamais reniée. La filiation avec le fascisme et le nazisme. Et plasticité veut aussi dire : capable de muter en gardant son noyau, dans un sens, ou dans l’autre. Selon les situations. Par exemple, les Fratelli d’Italia ont rehaussé le ton concernant la revendication de la filiation avec le fascisme, avant d’accéder au pouvoir où Meloni mène, depuis, une politique euro-libérale standard, mais accentuant la dérive illibérale dans le pays.

Leur politique.

Aujourd’hui, la politique de ces courants lorsqu’ils sont au pouvoir est connue. Et cela devrait suffire à se mobiliser fermement, et dans l’unité, contre eux. Faudrait-il « raison garder » parce qu’à ce jour ils n’ont pas reconstitué, du moins à grande échelle, des faisceaux et des milices de tortionnaires ? Faut-il dire que somme toute, les choses ne se passent pas si mal ?

Mais cela est faux. Partout où elle arrive au pouvoir, l’extrême-droite ou la « droite radicale » nationale-populiste et illibérale fait des dégâts considérables, les libertés démocratiques reculent, les droits sociaux sont détruits, la situation des femmes régresse et plusieurs « minorités » sont en danger, physiquement en danger.

L’étalon de leurs politiques est donné par celle de Victor Orban en Hongrie, qui n’a pas aboli les institutions reposant sur des élections générales et peut donc toujours les perdre, mais difficilement, car il a instauré un système autoritaire et clientéliste enveloppant État et société civile, pris le contrôle des médias et de la justice, détruit le statut de fonctionnaires des personnels enseignants, réprimé le droit de grève, qui persécute physiquement les migrants musulmans, et les Roms et qui, sous des euphémismes qui ne trompent personne ( « Soros »), a instauré un discours antisémite d’État.

Fait très intéressant, Orban ne provient pas d’un parti d’extrême-droite, mais de la droitisation du principal parti « bourgeois » de Hongrie après la supposée « fin du communisme », l’Alliance des démocrates libres (Fidesz). Il est aussi le premier allié « sans complexe » ni dissimulation de Poutine en Europe.

La plasticité de l’extrême-droite doit, pour être vraiment comprise, et c’est là une condition nécessaire au combat contre elle, être appréhendée dans le cadre mondial présent. Elle a deux parrains, Poutine et Trump : je renvois là à mon article sur La dimension internationale de la crise française.

Le noyau central du programme du RN est et reste la « préférence nationale » : suppression du droit du sol qui, en France, a été consacré par la Révolution mais lui est antérieure : à elle seule cette mesure serait un bouleversement qui en entraînerait d’autres ; exclusion des « étrangers » du droit égal au logement et de la sécurité sociale même si, un comble, ils travaillent et cotisent, et donc division du salariat ; maniement, concernant non les étrangers, mais les personnes ayant la nationalité française, de la catégorie inquiétante de « français d’origine étrangère » ; présomption de légitime défense, c’est-à-dire permis de tuer, à la police et à la gendarmerie ; les mesures discriminatoires contre les binationaux figuraient encore à son programme en 2022 et ont été répétées ces derniers jours par l’un de ses dirigeants, Sébastien Chenu, qui s’est ensuite rétracté à la demande de Marine Le Pen, selon qui la pleine politique du RN envers les étrangers et l’immigration ne pourra se déployer qui si elle a la présidence, et cela par voie référendaire.

La plasticité, le flou programmatique, et la fluctuation des déclarations, laissent grand ouvert, on le voit, le champ du déchaînement raciste, d’autant que nombre de frustrés attendent leur heure, et des politiques à géométrie variable en fonction du rapport de force. Ce qui est clair est que le respect des droits fondamentaux n’est en aucun cas un principe, et n’est donc en rien garanti, au contraire : l’égalité des droits, et civiques et sociaux, est dans le viseur, c’est là l’axe fondamental.

Le « M. Education » du RN, l’ancien haut fonctionnaire de tous les gouvernements successifs du début de ce siècle Roger Chudeau, entend laisser libres les établissements de trier leurs élèves à la rentrée, dit-il, préconise d’enfermer les « élèves perturbateurs » dans des camps spéciaux et de les priver des droits de citoyens s’ils restent « perturbateurs », et annonce envers les enseignants qu’il faut être « inflexible » pour qu’ils se remplacent les uns les autres et pour qu’ils observent une « stricte neutralité » dont les termes seront définis par le pouvoir.

Ces éléments d’autoritarisme et de racisme ne sont pas des reliquats du passé en train de s’estomper plus ou moins vite, comme le prétendent les journalistes de plateaux, mais renvoient à des fondamentaux hostiles à la liberté et à l’égalité, mais susceptibles d’une application et d’une mise en discours plastiques, fonction des conditions politiques et du rapport de force.

La même chose vaut en ce qui concerne les droits des femmes : l’interdiction de l’IVG a été retirée du programme du FN en 2002, mais reste un dogme pour nombre de ses responsables et élus, en 2021 le RN n’a pas pris part au vote d’une loi, certes platonique mais ce n’était pas pour cette raison, sur l’égalité salariale, en 2023 il a voté, à Strasbourg, contre une directive visant la transparence des rémunérations hommes/femmes dans les entreprises, et il traite ces sujets par une nonchalance méprisante qui masque son opposition, par exemple en n’envoyant qu’un seul député voter à l’unanimité la résolution présentée par Clémentine Autain sur la lutte contre l’endométriose, ou tente d’amender un texte sur la lutte contre le cancer du sein en y faisant retirer le remboursement des dépassements d’honoraires …

En fait, la « dédiabolisation » du RN sur les sujets relatifs au racisme, au sexisme et à l’homophobie, recouvre seulement la plasticité opportuniste des formations nationales-populistes européennes héritières directes ou indirectes des fascismes du XX° siècle, et se combine même à la banalisation du racisme, recyclé en anti-immigrationnisme, du sexisme et de l’homophobie. Et la base sociale et électorale du RN est essentiellement composée d’individus atomisés des « classes populaires » : leur recherche plus ou moins aveugle d’un vote subversif va avec le rejet des diverses figures de ce que peut être, pour eux, l’altérité, et avec le ressassement des préjugés, toutes choses qui reculent si, et seulement si, ils sont entraînés dans des luttes sociales collectives pour des droits (grèves, Gilets jaunes), et qui risquent de multiplier agressions et incidents en cas de victoire du RN.

Les droits syndicaux, de réunion, d’organisation, de grève, sont dans le viseur. En Finlande, le gouvernement droite-extrême droite, qui, signalons-le, vient de subir une défaite cuisante aux élections européennes, a entrepris d’interdire les « grèves politiques », avec une définition de celles-ci qui, en France, se serait appliquée aux grèves nationales contre la réforme Macron des retraites : car il est « politique » de s’opposer à des mesures gouvernementales !

Dernier point, mais pas le moindre : tout ce qui concerne la lutte contre le réchauffement climatique et contre ses conséquences, d’une urgence radicale, est réduit non pas même à la portion congrue, mais à rien, rien du tout, dans la « gouvernance » de ces messieurs.

Donc, le fait que nous n’avons pas affaire à un décalque des fascii ou des SA ne veut pas dire qu’il n’y a pas péril. En France, un exécutif comportant le RN, sous forme, pour commencer, de cohabitation avec « union nationale » ainsi qu’il le recherche, sera face à face avec une poussée sociale et unitaire qui s’est affirmée, bousculant la situation, depuis le 9 juin. C’est contre cette poussée que la machine du mensonge déconcertant s’est mise en marche, traduisant les choix de la classe dominante. C’est dans la dynamique de cet affrontement que l’on verrait jusqu’où les héritiers des SS et de l’OAS iront, ou pas, sur la voie de leurs ancêtres.

Continuité et discontinuité du RN d’avec Macron.

Les politiques qui ont été sommairement présentées ci-dessus sont celles du RN et de ses analogues européens, mais il est très frappant qu’elles ont, toutes, été initiées par Macron. Attaques contre le droit du travail, velléités répressives violentes, remise en cause du droit du sol à Mayotte, masculino-virilisme récurrent dans les postures présidentielles, et, élément central, politique de déqualification et d’embrigadement de la jeunesse avec le SNU, les uniformes, couronnée par le « choc des savoirs », provocations en Kanaky, sont autant d’amorces illibérales claires et nettes de ce que serait la politique du RN, et, donc, du RN et de Macron cohabitant. Citons Roger Chudeau, le monsieur Educ’Nat’ du RN, à l’Assemblée nationale, s’adressant à Gabriel Attal en décembre dernier :

« Au collège, vous rétablissez enfin les groupes de niveaux-matières, autorisez les redoublements, transformez le Diplôme National du Brevet (DNB) en examen de passage pour la classe de Seconde. Je vois que vous connaissez le fonctionnement d’un photocopieur car ces mesures sont exactement celles du programme éducatif de Marine Le Pen. »

Tout cela ne veut pas dire que l’arrivée du RN au pouvoir ne marquerait pas une rupture, ou plus exactement une tentative de rupture conduisant à l’affrontement. Mais cette rupture, en France, est celle-là même qu’ont visé notamment Sarkozy puis Macron et où ils ont échoué : rétablir une V° République de plein exercice, utiliser à fond sa constitution autoritaire. Entre les formations illibérales, et parmi elles celles qui sont les héritières des fascismes du XX° siècle, et les formations « libérales », c’est-à-dire bourgeoises-capitalistes ordinaires, il y a porosité et bande de fluctuation, car les intérêts de classe que défendent les uns et les autres sont les mêmes.

De ce fait, quand Macron et les médias français font du Front populaire l’ennemi principal, ils signalent aux larges masses leur proximité avec le RN. L’histoire des formes de domination politique du capital, à laquelle nous devons être rien moins qu’indifférents, repose aussi sur une parenté de fond, celle des rapports sociaux qu’elles défendent. Les politiques illibérales des Orban, Meloni et Bardella/Le Pen accentuent les politiques déjà engagées par les Macron, mais elles l’accentuent en franchissant partout la limite de la destruction de l’ordre public fondé sur un droit égal, et cela dans le cadre d’une poussée mondiale, non pas de réaction au niveau des plus larges masses exploitées, mais de réaction des classes dominantes avec leurs appareils d’État, et éventuellement des couches pauvres clientélisées et atomisées, poussée signifiée par Poutine et Trump.

A « gauche », la voie du débouché passe par la discontinuité.

On entend parfois, à droite et au centre, l’argument suivant, visant à décrédibiliser le constat de la continuité historique, dans et à travers les transformations, des courants issus des fascismes du XX° siècle :

« Mais mon bon monsieur, si Meloni ou Bardella ont, avec des transformations, un rapport historique de continuité envers les fascismes, alors vous autres à gauche ne pouvez nier que vous avez le même rapport avec les crimes de masse des régimes qui, au XX° siècle, se sont appelés « communistes » ! »

Il y a une différence fondamentale pourtant. Si, à droite et au centre, les héritiers des fascismes en Europe aujourd’hui se présentent au capital comme voulant être ses meilleurs agents, dans une double continuité envers leur passé et envers les politiques antisociales existantes, « à gauche », c’est-à-dire (car le terme est confus), génériquement, dans ce qui relève de la lutte sociale des exploités et des opprimés, la défense conséquente de leurs intérêts et la satisfaction de leurs besoins requiert une vraie rupture avec le passé historique, tant avec l’héritage du stalinisme qu’avec celui des gestions « loyales » du capitalisme. Vraie rupture révolutionnaire tant en ce qui concerne la démocratie et le fonctionnement démocratique, qu’en ce qui concerne la dimension écologique et l’intégration de la lutte contre toutes les oppressions.

De plus, et Aplutsoc existe parce que cela a existé, il y a des courants qui ont toujours combattu stalinisme et adaptation au capitalisme.

Le problème « LFI ».

Le mensonge déconcertant d’un Front populaire et d’une poussée unitaire qui seraient antisémites, corrompus, mensongers, diaboliques, etc., se nourrit, on le sait, des positions réelles et imaginaires de LFI. A la racine de ce problème il y a la nature même de cette organisation, présentée comme la rupture qui vient d’être évoquée, mais qui est tout le contraire, et qui, loin d’être la solution, s’est nichée au cœur du problème.

J.L. Mélenchon a bel et bien été, à un moment donné, en rupture sur la gauche avec le PS et porté par une volonté unitaire venue d’en bas pour dégager une perspective politique démocratique et non capitaliste. En même temps, il entendait drainer dans sa culture politique les différents héritages de l’histoire du mouvement ouvrier.

Finalement, sur le plan des méthodes, s’il a fait une synthèse, ce n’est pas celle des courants historiques du mouvement ouvrier et de la révolution, mais celle des méthodes bureaucratiques des chefs, singulièrement des trois qui l’ont marqué : François Mitterrand, Georges Marchais, Pierre Lambert.

Et, sur le plan du contenu politique déterminant une forme politique, cette synthèse-là s’est combinée à un projet en rupture avec toutes les traditions démocratiques du mouvement ouvrier (discussion, courants organisés, lien organique avec les luttes sociales), celui d’un « mouvement gazeux », amorphe mais avec un Chef bonapartiste, censé se développer en un « peuple » et une « nation » interclassistes et nouvellement constitués, en référence explicite aux fumeuses théories du populisme latino-américain, lui-même influencé par le théoricien du droit d’extrême-droite Karl Schmitt. L’exaltation du démos méprise les procédures démocratiques et la tonalité de la discussion argumentée.

C’est dès 2016-2017, lors de son affirmation initiale, que LFI développe une série de traits qui, recyclant les méthodes du stalinisme, furent ceux des mouvements « néos » se voulant au-dessus des classes et des partis et ni de droite ni de gauche : culte du Chef, fonctionnement en meute revendiqué comme tel, campagne de haines contre les ennemis désignés à l’intérieur de la gauche et du mouvement ouvrier.

La première conséquence de l’apparition de cette machine politique fut de faire rater à son dirigeant la victoire en 2017, qu’une orientation de front unique ouvrier respectant les courants et la démocratie lui aurait assurée.

Entre 2017 et 2022, son orientation a connu bien des fluctuations mais les fondamentaux : culte du Chef, fonctionnement « gazeux » en meute, n’ont pas varié, et, sous une forme adaptée dite « multiculturelle », le national-populisme initial a été nettement réaffirmé dans le discours du Chef tenu le 9 juin dernier au soir. Discours dont la poussée unitaire à gauche dans le pays n’a tenu aucun compte, heureusement.

En tant qu’organisation, LFI ne relève donc ni du réformisme de gauche, ni de ce qu’il est convenu d’appeler l’« extrême-gauche », mais réellement du populo-bonapartisme, terreau de toutes les dérives possibles.

Celles-ci se sont concentrées sur deux sujets dits de « politique extérieure », expression qui prête à confusion, car, vraiment, les questions soulevées ne sont en rien « extérieures » aux évolutions sociales et politiques en France. L’Ukraine, d’abord, Mélenchon ayant soutenu Poutine jusqu’en février 2022 puis, tout en condamnant l’invasion et en n’interdisant pas, car ce n’était pas possible, l’expression de positions favorables à la résistance ukrainienne dans son mouvement, s’est engagé pour un « cessez-le-feu » gelant les positions russes. Gaza, ensuite, où la mobilisation légitime contre le risque génocidaire et la destruction du territoire a été combinée, notamment par LFI, à la non-reconnaissance du fait que le Hamas, mouvement non pas national, mais réactionnaire sur toute la ligne, a commis un pogrom le 7 octobre, et, partant, a été envahie de thématiques « antisionistes » obsessionnelles.

L’antisémitisme de gauche.

Ici se pose donc la question de l’antisémitisme de gauche et de sa présence, évidente, à LFI. Ce n’est toutefois en rien une invention de LFI, mais avant tout un héritage stalinien. L’antisémitisme de gauche, sans guillemets car il est une réalité, a deux caractéristiques distinctives, sur la base des traits généraux de l’antisémitisme (il n’est donc pas simplement « contextuel » comme on a pu le lire ça et là ces jours, mais bien « ontologique », ce qui veut dire fondé dans les rapports sociaux existants).

Ces traits généraux, qui le distinguent du racisme, consistent dans le fantasme des Juifs comme élite dominante manipulatrice -une forme de fétichisme ancrée dans les rapports sociaux capitalistes (cf. Moshe Postone).

Sur cette base commune, et sans oublier les éléments d’origine religieuse (peuple déicide chez les chrétiens, dhimmis devenus des colons pour les musulmans), la première caractéristique distinctive de l’antisémitisme de gauche est très particulière : il repose sur le déni d’existence de l’antisémitisme. Il serait « résiduel », toujours d’extrême-droite, remplacé par le racisme et l’islamophobie et servant à les attiser, et l’accusation d’antisémitisme contre la gauche serait donc une arme des dominants pour défendre le capital.

Précisément dans cette représentation mentale et culturelle là, nous avons l’antisémitisme, associé à une conscience subjective qui, en principe, le rejette – d’où la fureur de ses tenants d’être traités d’antisémite, fureur sincère mais qui peut, en renforçant la conviction d’une sorte de complot des riches ou des « sionistes » fomentant cette accusation, renforcer, en un cercle vicieux, les éléments d’antisémitisme, parfois jusqu’à les faire assumer comme conscients.

Le second trait caractéristique est sa combinaison avec la focalisation sur la question israélo-palestinienne, comprise non comme une question démocratique et nationale pour les Palestiniens mais comme un Mal existentiel qu’exercerait « Israël ». Généralement, cette perception est associée à l’incompréhension de l’existence d’un fait national judéo-israélien qui est colonial, mais pas seulement, et à la négation totale de l’antisémitisme dans les pays arabo-musulmans qui a pourtant conduit à l’exode vers Israël, sans possibilité de retour, de la majorité de leurs populations juives, dont la présence historique remontait à avant l’islam.

La confusion entretenue par les idéologies prétendant que l’antisémitisme n’est plus que résiduel, niant la question nationale judéo-israélienne et refusant d’appeler un pogrom pogrom ne pouvait que nourrir la peur, justifiée, des Juifs de France.

Pour reprendre une comparaison faite plus haut avec les fakes et fantasmes propagandistes contre les « nazis ukrainiens », ceux-ci ont utilisé, en falsifiant leur place et leur importance, les failles réelles du mouvement national ukrainien surtout lors du Maïdan, à savoir l’existence des groupes d’extrême-droite (Svoboda et Pravyi Sector) et d’une mythologie de Bandera, nationaliste intégral fascisant et antisémite, plus largement répandue encore. Le Maïdan était pourtant un mouvement fondamentalement démocratique et légitime.

Eh bien, les fakes et fantasmes communs à Macron ou à Marine Le Pen, distillés parfois par des antisémites conscients et cyniques, sur la gauche antisémite en France, sont pareillement des mensonges déconcertants, mais qui utilisent un angle mort, un maillon faible, qui est évidemment la LFI et singulièrement J.L. Mélenchon. Lequel, subjectivement, et sincèrement, pense sans aucun doute que l’antisémitisme est une très mauvaise chose, mais qui, intellectuellement et politiquement, n’est pas en mesure de se défendre de cette accusation car il ne combat pas, mais légitime à sa façon, en le disant résiduel, en faisant de son imputation un alibi pour commettre « un génocide » à Gaza ou pour défendre les dominants, l’antisémitisme.

Tout cela n’excuse en rien l’indignité d’un Serge Klarsfeld, par exemple, ni en général le caractère infâme de la campagne qui est actuellement menée. Et dont le but politique est d’aider à l’arrivée au pouvoir du RN.

Pour conclure.

Faut-il préciser que l’on ne combat pas l’antisémitisme par le mensonge déconcertant de masse ? Et donc que la frénésie accusatrice envers LFI et la gauche ne fera que le nourrir, préparant de graves déboires pour l’avenir tout proche ? Ni Macron, ni Le Pen, ni Klarsfeld, ne combattent l’antisémitisme en général, et l’antisémitisme de gauche en particulier.

Ce qui le combat, de fait – mais consciemment, c’est encore mieux ! – c’est la réalisation de l’unité, la lutte pour la victoire du Front populaire contre le RN et contre Macron. De même qu’à propos de l’Ukraine, démonstration en a été faite dans le programme du NFP adopté vendredi 14 juin, qui traite de la question et que LFI a signé. Duplicité ? Non. LFI est un composé instable, cela se voit de plus en plus, qui doit éclater pour que le tri se fasse. Et le tri doit être fait dans le combat commun pour nos revendications, contre le racisme et l’antisémitisme, pour changer la vie et apporter un avenir à nos enfants dans un monde vivant, forme nécessaire et réelle de la révolution, aujourd’hui.

Et ce combat peut gagner. C’est pour cela que le mensonge déconcertant se déchaîne. Et une nouvelle fois on peut penser ici à cette phrase de Jaurès : « Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire, contre la loi du mensonge triomphant qui passe. »

Vincent Présumey, le 23 juin 2024.