La France Insoumise vient d’exclure de sa direction nationale quatre de ses membres : Eric Coquerel, Clémentine Autain, François Ruffin et Alexis Corbière. La journaliste du Monde met du baume sur les blessures de la crise de la FI dans son édition du 24 décembre. En gros, dit-elle, c’est habituel et cela va continuer comme avant :

« Jean-Luc Mélenchon, lui, crée les conditions pour se représenter en 2027. Il vient de remettre au pas La France insoumise, en écartant de sa direction les figures jugées trop indépendantes, comme Alexis Corbière, Eric Coquerel, Clémentine Autain et François Ruffin, une façon de couper court à toute ambition extérieure à la sienne. Bien sûr, en interne, les militants râlent et, à l’extérieur, ces divisions sont du plus mauvais effet, alimentant les critiques à l’égard d’un personnage décrit comme autoritaire par ses détracteurs. « La fragilisation de LFI va donner des billes à ceux qui veulent affaiblir la Nupes », poursuit Rémi Lefebvre. Est-ce là l’important ? En verrouillant l’appareil, Jean-Luc Mélenchon reste le seul maître de son destin. »

A voir !

Il est vrai que les crises ont été permanentes dans l’histoire du PG (Parti de Gauche), puis de France Insoumise. L’absence de démocratie interne dans un mouvement qui se constitue en cercles autour du projet présidentialiste de Jean Luc Mélenchon se solde toujours par des exclusions, des militants qui claquent la porte ou partent sur la pointe des pieds.

Après le Non à l’Europe néo-libérale de 2005 (TCE) et la capitulation en rase campagne des tenants du non socialiste au congrès du Mans en 2006, un vide politique s’ouvre à gauche. C’est le courant Forces militantes autour de Marc Dolez, député du nord qui avait voté non au projet de constitution européenne (TCE), qui se marque dans la gauche du Parti Socialiste. PRS (Pour la République Sociale) s’était constitué, sous couvert d’une association d’éducation populaire, présidée par François Delapierre, en mai 2004. Dans la campagne pour le Non elle connait un regain important d’implantation, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du PS. Marc Dolez fait une campagne courageuse dans le pays, en compagnie de Jacques Généreux et de Gérard Filoche. L’équipe PRS de Mélenchon et Forces militantes serviront de base de lancement au PG (Parti de Gauche) fin 2008, au moment où parallèlement émerge le NPA. Pour donner corps à un rassemblement politique des courants de la « gauche antilibérale » portée par le Non qui s’appellera Front de Gauche en 2009, un parti était nécessaire. C’est le couple Mélenchon-Dolez, appuyé sur la logistique du PCF, qui le porte.

Petite embellie politique, le balancier est très à gauche. L’orientation du PG, construire un « parti creuset » qui rassemble en son sein les composantes politiques qui cherchent une issue à la crise historique de la gauche. Cette orientation a été effleurée par Mélenchon et il s’en est détourné en quelques semaines.

En fait, il pensait que la crise du PS verrait, à partir du moment où PRS (Pour la République Sociale) organisait la scission dans le PS, un secteur important de l’appareil politique et parlementaire le suivre. Il n’en a pas été ainsi. Devant un parterre de journalistes, quelques semaines après la proclamation du PG, il déclare : « J’attendais le PS, je me retrouve avec une bande de gauchistes ! » Traduisons : les gauchistes, ce sont les franges militantes significatives dans le mouvement ouvrier et chez les syndicalistes qui se tournent vers le PG, parce qu’ils y voyaient la possibilité de rebâtir un outil qui manquait cruellement dans la situation, un parti des forces du travail, un « creuset » qui mette en présence des militants ou courants venant de plusieurs horizons sur une orientation de rupture avec le capitalisme. Nous venions de mener le combat pour le Non à l’Europe néo-libérale et l’absence de relais politique après 2005 pesait à gauche bien au-delà des seules frontières de l’extrême gauche. Avec les cascades d’exclusions dans ce parti naissant, ce sont des sections ou des collectifs d’exclus ou d’opposants à la direction stalinienne de Mélenchon en 2010 qui tentent en vain de rebondir. Marc Dolez n’a pas l’étoffe d’un dirigeant, il part sur la pointe des pieds et retourne dans sa circonscription.

Durant l’été 2014 Mélenchon rédige sous le titre « l’ère du peuple » un livre-manifeste où il pose les fondements doctrinaux de l’activité qui doit être celle de son mouvement : la classe ouvrière n’est plus la partie du peuple en capacité d’émanciper la société dans son ensemble. La fonction d’un mouvement à construire réside dans la capacité de « fédérer » le peuple, le prolétariat n’étant qu’une fraction du peuple. Au passage, c’est toute la conception marxiste de l’histoire et de la fonction des classes sociales dans le procès de production du travail social qui est jetée par-dessus bord. Cela rappelle de forts mauvais souvenirs : en 1931, le néo-socialiste Marcel Déat, qui finira dans les wagons de la collaboration avec Pétain, expliquait que la classe ouvrière n’est qu’un élément parmi d’autres pour constituer, ce qu’il appelait lui aussi, « le front du peuple ».(1). Mélenchon ira chercher ses références doctrinales chez les fondateurs latino-américains du populisme de « gauche », Ernesto Laclau qui soutiendra le régime bonapartiste de Juan Péron en Argentine, et sa femme Chantal Mouffe, celui de Castro. A l’automne se réunit la dernière réunion large du Front de Gauche à Montreuil, qui consacre sa mort cérébrale. Mélenchon démissionnera avec Martine Billard de la présidence du PG. Le sommet de l’orientation populiste on l’aura avec la campagne nationaliste de 2017 où il polémique contre tout le monde à gauche et où il se donne tous les moyens de ne pas au minimum mettre Macron en difficulté, sinon à le chasser par les urnes. Le discours « populiste de gauche » sert en fait de prêt à porter idéologique pour maintenir le mouvement dans le respect des institutions de la Vème République.

C’est à partir de ces éléments retracés à grands traits, qu’il faut comprendre la situation actuelle. Il y a crise et crise, mais celle-ci atteint aujourd’hui le cœur. Rappelons quelques faits.

En 2019, Charlotte Girard, après le décès précoce de son mari François Delapierre, pressenti pour être le dauphin de Mélenchon, mise à l’écart des listes MFI pour les élections européennes, quitte le mouvement. Dans un interview au Monde de juin 2019, elle pose le problème du rapport entre la FI et la lutte sociale : la jonction entre le mouvement des gilets jaunes et la FI ne s’est pas faite, alors que les revendications étaient communes. Pour Charlotte Girard la FI est trop tourné vers l’exercice institutionnel du pouvoir, il y a peu de place pour l’existence du mouvement dans les luttes sociales. En fait, pour elle, l’absence de démocratie procède de ce facteur, en ce sens son analyse en 2019 va plus loin que ce que les quatre exclus de la direction disent aujourd’hui.

42 cadres et militants insoumis, après le résultat des élections européennes en décalage complet avec les résultats de la présidentielle, éditent une note interne en proposant « de repenser le fonctionnement de la France insoumise », dont Charlotte Girard, ex-responsable du programme, Manon Le Bretton animant l’école de formation et Hélène Franco, magistrate et conseillère pour les questions de justice dans FI. Le texte met en garde contre le départ « d’un nombre considérable de militants, mettant en péril la possibilité de présenter des listes aux municipales ».

« Aucune véritable instance de décision collective ayant une base démocratique n’a été mise en place. (…) Les décisions stratégiques fondamentales sont finalement prises par un petit groupe de personnes, dont on ne connaît même pas précisément la démarcation – prérogatives, champ d’action, identité, statut sans qu’ils aient pour autant reçu de véritable délégation de la part du mouvement pour le faire », dénoncent les auteurs.

Ils ajoutent :

« Les positions politiques publiques proviennent essentiellement du groupe parlementaire, qui a bien entendu toute légitimité pour prendre des positions, mais qui n’a pas reçu de mandat de la part du mouvement pour le faire en son nom. Ne pas reproduire les travers des partis traditionnels est évidemment une problématique cruciale ; mais si nous n’y prenons garde, notre mouvement finira par tomber dans les excès de ceux qu’on a appelés des “partis d’élus”. »

Le développement de cette crise a été en quelque sorte limitée par le regroupement temporaire de tout le monde, avec la FI comme force motrice de la NUPES autour de la campagne de Mélenchon dans la présidentielle. Dès le lendemain d’une élection législative qui n’est pas la projection des résultats de la présidentielle, la crise revient sur le devant de la scène.

Elle se manifeste déjà le 18 juillet 2022 dans une conférence donnée par Mélenchon au siège du POI. Il déclare : « On [qui ?] veut nous imposer des parlements locaux, mais nous ne nous laisserons pas faire ! » : C’est une déclaration de guerre contre une aspiration démocratique qui monte. Mélenchon développe le point de vue strictement conforme aux institutions, on ne peut concevoir que des AG de circonscription autour du député. Le POI appuie sur la même pédale de frein. L’accord FI-POI est devenu plus que manifeste dans la campagne législative et a fait du POI, le gardien idéologique dont le projet FI a besoin. Cela ne va pas sans poser des problèmes aux autres composantes souterraines de la FI. Farbiaz et PEPS, le groupe de députés favorables à Clémentine Autain. Visiblement de ce côté il y a la volonté de constituer un courant. Mais un courant pour faire quoi ? 2027 ? Faiblesse extrême de la position de Clémentine Autain qui n’a qu’un objectif électoral en l’occurrence dans la Vème République ?

La direction de la FI est prise dans un nœud de contradictions, continuer à assurer le regroupement pérenne des appareils politiques qui constituent la NUPES, tout en gérant une crise interne : « l’état gazeux » doit être maintenu coûte que coûte, car sa fonction est de protéger le trône de celui qui est le recours bonapartiste dans les institutions.

Le 23 août 2022 émerge l’appel des 1300 (Créons l’école de la NUPES) avec l’assentiment de la direction :

Le type d’organisation « gazeuse » dont Mélenchon a soigneusement tracé les limites électoralistes, lui pose un problème, celui de la solidité de l’édifice sur le plan idéologique. Le machin ne fonctionne vraiment que pour l’élection présidentielle, entre deux scrutins, notamment les Municipales, la FI n’a aucune unité d’intervention. Elle éclate ou passe sous la table. En dehors du noyau fondateur, l’indigence politique à la base est patente. L’appel ouvre pour constituer une école d’éducation populaire qui vise à former une génération de cadres politiques et à fournir un prêt à porter idéologique pour répondre aux grands dossiers sur lesquels la FI se propose de se battre. L’appel stipule :

« Les thèmes portés par cette école devront permettre de re-créer une colonne vertébrale idéologique majoritaire dans le pays : l’inflation, le droit du travail, la santé, les services publics, les forêts et les océans, la sobriété énergétique, les libertés publiques, la lutte contre le racisme et l’islamophobie, le remboursement à 100% par la sécurité sociale, les cantines gratuites, l’augmentation du SMIC… »

Oui mais, il faudra le faire, sans constituer un parti. C’est la quadrature du cercle ! Et c’est là qu’on comprend la fonction que doit remplir le POI. Dans la campagne législative de 2022, les militants du POI ont joué un rôle central, sans rapport avec ce que représente ce parti réellement.

La mise en place de la nouvelle assemblée nationale avec une NUPES qui multiplie les motions de censure et un gouvernement qui applique mécaniquement le 49.3, accentue la crise. Alors que Macron continue ses réformes contre la classe ouvrière et la jeunesse, à quoi servent ces députés ? Depuis le mois d’août la contestation monte forcément sur la question de la démocratie. Dans le JDD du Dimanche 18 Décembre 2022, Clémentine Autain épingle « la décision de composer une direction repliée sur elle-même [qui] engendre une crise majeure. Pourquoi ne pas inclure les différentes sensibilités et personnalités qui font pourtant la force de notre mouvement ? La mise au placard du pluralisme n’est pas possible. Nous avons un problème de démocratie dans la vie du mouvement ».

C’est Alexis Corbière, fidèle lieutenant de Mélenchon depuis 20 ans, car il vient comme lui de la maison mère, le lambertisme, qui déclare le 16 Décembre 2022, dans le Monde :

« Cette situation insatisfaisante est le produit d’une méthode que j’ai moi-même du mal à saisir. J’ai en tout cas un radical désaccord avec le résultat, conséquence d’un processus qui ne joue pas collectif, qui n’associe pas assez les militants et qui n’intègre pas les différentes sensibilités de notre mouvement qui s’incarnent dans certaines personnalités. Cela nous empêche d’arriver à un consensus. Certains ont beau s’en réclamer, il n’est pas là. Beaucoup de militants sont désarçonnés ».

Il ajoute :

« C’est peut-être un désaccord que j’ai avec Jean-Luc. Je pense que ce que nous construisons doit être une forme de contre-société. Cela doit annoncer ce que nous ferions si nous dirigions le pays. Il doit y avoir un peu de VIe République là-dedans. Nous menons le combat contre un gouvernement qui refuse de se soumettre au vote. Nous ne pouvons pas théoriser au même moment le fait que nous ne votons pas. Il faudra donc consulter les militants et voter. Il y a dans le pays une puissante soif de démocratie, et elle existe évidemment aussi dans LFI. Ne fabriquons pas quelque chose qui rend confus ce que nous voulons faire demain pour la France. Nous sommes un grand mouvement populaire. Cela doit se retrouver dans la direction. Il faut faire mieux, c’est la consigne donnée. »

La journaliste poursuit et dit :

« faut-il que LFI devienne un parti ? »

Corbière esquisse la question du parti et réhabilite l’espace « gazeux » : « D’accord pour brandir la forme mouvementiste, mais il faut produire du consensus. A ce stade, nous n’y sommes pas. La responsabilité de ceux qui animent cette coordination est de l’entendre. »

La faiblesse politique de cette opposition d’exclus de la direction bonapartiste de la FI vient de ce qu’elle ne remet pas en cause « la forme mouvementiste », forme qui a été imposée pour maintenir le mouvement dans le respect des institutions de la Vème république, dont la crise est aggravée par le macronisme et ses contre-réformes maintenues. Clémentine Autain voit bien une femme de gauche à l’Elysée en 2027, n’est ce pas ! Quant aux autres et Corbière en particulier, ils demandent finalement que « Jean Luc » veuille bien mettre un peu d’huile dans les rouages. Et surtout cette opposition reste dans les cadres d’un mouvement strictement national : à l’heure du retour de la guerre en Europe, nous avons vécu deux séquences électorales, où rien n’a été dit et fait pour défendre le droit du peuple ukrainien à se défendre contre son agresseur. Mais allons au-delà de ce que représentent ces personnalités : l’inadéquation entre le mouvement de la lutte des classes, soulignée en 2019 par Charlotte Girard,  – en l’occurrence à l’époque l’insurrection des gilets jaunes – et la représentation MFI, qui ne raisonne qu’en termes de jeu dans les institutions, cela ne peut plus durer. Le mouvement national-populiste qu’a voulu construire Mélenchon, en surfant sur la méfiance populaire à l’encontre des partis, autour de son destin de présidentiable est-il à bout de souffle ? Ce qui est sûr c’est que sa construction sur une échelle massive est un échec.

La question de la reconstruction d’une représentation politique de la classe ouvrière, un parti « creuset » qui mette en présence des militants ou courants venant de plusieurs horizons sur une orientation de rupture avec le capitalisme, posée dans les années 2008 et suivantes, reste une nécessité aujourd’hui. L’exigence de démocratie et d’appropriation démocratique par les militants eux-mêmes n’a rien d’abstrait : qu’il s’agisse du dérèglement climatique, du retour de la guerre en Europe menaçant l’espèce humaine d’un 3ème conflit mondial, il y a nécessité à poser les problèmes dans le cadre international et de construire les passerelles qui permettront aux générations montantes de se réapproprier les acquis du mouvement ouvrier révolutionnaire.

La FI est un obstacle central sur ce chemin.

RD, 26/12/2022.

Notes :

(1)« Perspectives socialistes »,1931