Situation mondiale.

La situation politique mondiale doit être analysée comme un tout. Le présent article l’envisage dans un secteur précis qui entre en mouvement, celui de la Russie et de certains de ses voisins. Poutine est en train d’apparaître comme un « roi nu » à tout « son » peuple. Ce qui, en d’autres termes, s’appelle le commencement de la fin. Dire cela ne signifie nullement que la fin est forcément proche, mais que le combat est certain. Or, ceci ne peut être saisi que dans la dynamique de la crise mondiale. Trump est tombé. Ce n’est pas du tout Biden qui l’a fait tomber, ce sont les millions de manifestants américains et la traduction électorale (dans le scrutin présidentiel du 3 novembre dernier puis dans le scrutin de Géorgie) de ce mouvement. La crise de l’exécutif et de la constitution américaine n’en a pas été atténuée pour autant, bien au contraire, comme l’a montré le putsch des allumés du 6 janvier. Malgré toutes les limites et toutes les illusions, qui se ramènent au final à la faiblesse de l’expression politique de la lutte des exploités et opprimés aux États-Unis (et dans le monde), la chute de Trump, qui préparait un second mandat de bonapartisme corrompu et de violence antisociale débridée, est une victoire mondiale de notre camp social et démocratique, celui du prolétariat. Premier point.

Second point : le soulèvement paysan en Inde pose la question du pouvoir (posée aussi au Pakistan), fait apparaître des formes d’auto-organisation populaire de masse, les Mahapanchayats, et a cassé la dynamique réactionnaire et charismatique du Bonaparte Modi. Dans des centaines de villages, les milices paysannes et populaires interdisent les milices de l’Hindutva, les bandes ethno-nationalistes de Modi. Donc,Trump viré, Modi cassé. La question de Poutine se situe dans ce cadre (et celle de Macron aussi, mais on y reviendra par ailleurs !).

On nous dit parfois qu’à Aplutsoc nous sommes des optimistes indécrottables, qui voient la révolution prolétarienne partout. Mais cette critique est souvent reliée, en fait, à une difficulté à comprendre la méthode qui consiste à chercher systématiquement ce qui, dans les mouvements sociaux réels, indépendamment, en première analyse, de leurs expressions politiques et idéologiques ou de l’absence de celles-ci, va dans le sens des besoins réels de l’humanité et de l’affrontement avec le pouvoir central. Et c’est le plus souvent cela qui constitue le fond des mouvements réels. Cela ne signifie nullement que la confusion, le danger, les limites … de leurs expressions politiques et idéologiques ne doivent pas être prises en compte. Au contraire, cela signifie que cette prise en compte ne peut que reposer sur la compréhension du contenu concret réel, des revendications et de ce qu’elles impliquent. Notre époque est révolutionnaire non parce qu’il y aurait pléthore de gens se réclamant ouvertement d’« idées révolutionnaires » (et qui ne sont d’ailleurs pas les derniers à semer confusions, limites, dangers ! …), mais parce que ce sont les besoins réels de la grande majorité qui sont révolutionnaires, et qui mettent en cause tout l’ordre social existant, ce que renforce encore l’urgence écologique.

Trump a été viré, Modi est sur le gril et Poutine commence à glisser de son faux piédestal, et à chaque fois c’est là le résultat du mouvement réel de la lutte des exploités et des opprimés. Ce constat réaliste est le socle de toute analyse sérieuse de la situation mondiale immédiate.

Russie et Bélarus.

Le tournant, en ce qui concerne Poutine, peut être daté des jours qui ont suivi l’élection présidentielle en Bélarus. Dans les mois précédents, Poutine avait « gagné » un référendum constitutionnel en Russie, par le trucage des votes à peu près ouvert et affiché partout, lui permettant de rester au pouvoir jusqu’en 2036. Depuis 1999, l’État oligarchique russe, aux mains d’une couche sociale de capitalistes financiers et rentiers directement issus de la bureaucratie stalinienne, a trouvé une forme jusque-là « stable » dans un régime bonapartiste confié au chef de la police – le FSB-KGB, institution en continuité totale, avec Gazprom, par rapport au supposé « ancien régime ».

Poutine était initialement dépourvu de tout charisme bonapartiste, mais il se l’est construit progressivement, à partir de sa position au sommet de l’État. Le bonapartisme de Poutine n’est pas que russe. A l’échelle mondiale, droite autoritaire et fascisante et gauche post-stalinienne et campiste sont fascinées par le prétendu « joueur de go », petit flic de petite envergure propulsé aux dimensions d’un Hercule planétaire par le vide politique et l’état réel de la représentation politique des « élites ». On ne compte plus les sites « géopolitiques » où militaires en retraite et autres érudits sur le retour badent d’admiration devant cette baderne. Cette dimension internationale du bonapartisme poutinien est allée croissant, en relation avec une chaîne d’interventions impérialistes – c’est là le terme exact, comme pour les États-Unis au Vietnam ou en Irak : Tchétchénie, Géorgie, Ukraine, Syrie, Libye …, et avec l’arrivée à la Maison blanche de l’agent Trump, mafieux de l’immobilier dont les liens avec les « organes » russes remontent, comme l’exportation des capitaux via la mafia, à avant la « fin du communisme » et de l’URSS …

La pression exercée sur ce qu’il appelle le « monde russe » et le lien particulier avec Trump donnaient un caractère de plus en plus surdimensionné, il faut bien le dire, au bonapartisme poutinien. Mais le moment présent de sa crise n’a pas été causé par un fait d’ordre géopolitique ou diplomatique. La lutte des camps géostratégiques du capital n’en a pas été la cause.C’est la lutte nationale et démocratique du peuple biélorusse, prenant la forme de grèves ouvrières de masse au lendemain du scrutin truqué du 9 août 2020, qui a ouvert le moment présent.Car, comme l’a dit très vite Loukatchenko : « Si Loukaschenka s’écroule, tout le système s’écroulera, suivi de toute la Bélarus. (…) Si la Bélarus tombe, le prochain sera la Russie. »

Nous avons parlé de « grève générale » en Bélarus pour désigner les grèves politiques de masse qui ont éclaté le surlendemain de la présidentielle truquée, déjouant la répression et provoquant l’installation du soulèvement national et démocratique dans la durée, avec les femmes au premier plan. Par la suite, il n’y a plus eu de grèves de masse mais une résistance disséminée soutenue par la majorité, avec l’emploi fréquent du terme de « grève générale », repris par la véritable élue du 9 août, Svetlana Tsikhanovskaia, tentant de lancer la grève générale le 26 octobre, malgré le scepticisme du syndicat indépendant.

C’est bien un début de grève politique de masse qui a rendu définitif le mouvement national et démocratique en Bélarus ; et les mots « grève générale » se sont en partie intégrés au vocabulaire national, comme le mot « Maïdan » en Ukraine, ou encore le mot « Hirak » en Algérie. Il est donc important de maintenir, et d’expliquer, l’emploi de ce terme, qui marque la période politique et sous-tend la résistance sociale maintenue en Bélarus sous la répression.

Autre débat, en réalité fort lié au précédent, sur la place des femmes (d’ailleurs majoritaires dans la population), visible et massive. Il ne s’agit pas d’une mobilisation féministe du type des « grèves de femmes » en Suisse fin 2019, par exemple. Mais cela signifie-t-il pour autant que cette présence massive d’une majorité de femmes s’affichant souvent comme « mères » et « épouses », n’aurait aucune vertu émancipatrice ? Bien au contraire, elle a été, avec la poussée ouvrière des 10-11 août, l’élément qui assure la force et la durée du mouvement. En ce sens elle s’inscrit pleinement dans la poussée mondiale pour l’émancipation des femmes, qui n’est pas un mouvement séparé des autres combats sociaux émancipateurs.

Comme le sait Loukatchenko, s’il tient encore, c’est parce que Poutine le protège. C’est l’adossement au régime russe qui fait tenir le régime biélorusse, mais du même coup la sympathie, la capillarité, la contagion, entre Bélarus et Russie est beaucoup plus forte qu’avec l’Ukraine notamment, ce qu’une comparaison peut aider à comprendre : si la Russie était l’Angleterre, l’Ukraine serait l’Irlande, mais la Bélarus serait le Pays de Galles. Quand s’est produite la poussée vers les grèves de masse en Bélarus, à l’autre bout du continent russo-sibérien se produisaient des manifestations démocratiques massives à Khabarovsk, d’une grande signification.

La Russie entre en mouvement.

Le 20 août 2020, donc dans la foulée immédiate de l’ouverture de la crise en Bélarus, se produisait la tentative d’assassinat par empoisonnement d’Alexëi Navalny. Hospitalisé à Omsk, il est ensuite évacué et soigné en Allemagne. Aucun doute sur la provenance du poison. Est-ce que ce sont la réaction du personnel de l’avion dans lequel l’empoisonnement s’est déclaré, ou celle des médecins, qui ont déjoué l’opération, où est-ce que celle-ci était le fait d’un secteur « en roue libre » du FSB, puisque les zélateurs de l’habile Poutine ne peuvent concevoir que le « joueur de go » ne soit pas foutu de réussir l’empoisonnement de celui qui passe pour son principal opposant ?

Quoi qu’il en soit, il a survécu, et, comme on le sait, il revient en Russie, programme la publication de vidéos très regardées sur la corruption de Poutine (19 janvier), pour après son arrivée et son arrestation (17 janvier).

Des manifestations se déclenchent tous les dimanches, jusqu’au fin fond de la Sibérie. Des centaines de milliers de Russes souvent très jeunes entrent en mouvement, et Poutine, ainsi que les nervis du FSB, passent pour des voleurs et, qui plus est et ce n’est pas négligeable, pour des idiots. Par effet retour, il est évident que l’opinion publique bélarusse a les yeux tournés vers la Russie, suite au fait que le rythme des manifestations les dimanches est passé de la petite Bélarus à la grande Russie.

La tentative d’élimination physique de Navalny a donc tourné en un fiasco gravissime pour Poutine, jouant, pour ainsi dire, le rôle de Raspoutine pour Nicolas II ou de l’affaire du collier pour Louis XVI. D’une manière ou d’une autre, comme l’indiquaient dès auparavant les manifestations à Khabarovsk, le processus commencé en Bélarus devait continuer en Russie, et de là envoyer son écho puissant sur tous les pays de l’ancienne URSS. Ceci s’est donc produit, factuellement, sous la forme rocambolesque des aventures de Navalny, jouant un rôle héroïque face à un appareil de flics jouant parfaitement leur rôle de brutes stupides. Nous reviendrons plus loin sur Navalny. Depuis quand son empoisonnement se préparait-il ? Il semble justifié de le relier à la dégradation rapide, du point de vue de Poutine, de la situation en Bélarus avec la sympathie que celle-ci suscite en Russie. C’est l’irruption d’un mouvement de masse montrant qu’il pouvait renverser un dictateur « post-communiste » à Minsk et par là que Poutine pouvait lui aussi tomber, qui a conduit à décider d’éliminer un personnage passant pour « alternatif », provoquant ainsi ce feuilleton dans lequel Poutine est bel et bien perdant, ayant commencé à produire ce qu’il voulait conjurer (pas très brillant pour un « joueur de go », mais pas surprenant de la part d’un flic en chef !).

Entre les grèves de masse bélarusses mi-août, et le début des manifestations « du dimanche » en Russie mi-janvier, s’est produit la défaite de Trump, qui a elle aussi suscité toute l’attention et l’espoir des bélarusses. Comment Poutine, qui s’est auto-piégé, la répression apparaissant comme un signe de faiblesse et la « tolérance » tout autant, peut-il réagir et contre-attaquer?

La guerre poutinienne comme issue ?

Entre le risque des concessions (mais lesquelles ?) et l’impasse de la seule répression, il a une troisième voie, sa troisième voie, mais elle a déjà beaucoup servi : la fièvre obsidionale, l’invocation de la menace « occidentale », décuplée maintenant que Trump n’est plus là. Navalny est associé, dans les discours du pouvoir, à cela et au fantasme éculé des « révolutions oranges » (catégorie dans laquelle la droite trumpiste range aussi Black Lives Matter !). Le jeu diplomatique voit « protestations » d’un côté, et dénonciations des « ingérences » de l’autre. Il permet au pouvoir russe de tenter de faire croire que ce n’est rien d’autre que le bon vieux conflit entre Russie terrienne et occidentaux judéo-maritimes, comme disent les eurasistes, qui se poursuit. Mais à vrai dire, cette fiction ne peut fonctionner qu’avec de vrais affrontements, si possible localisés.

Nous ne devons surtout pas oublier que la guerre entre Azerbaïdjan et Arménie, qui vient de se produire, a été permise par Moscou malgré le jeu turc, et a surtout servi à épuiser les effets d’un mouvement national et démocratique massif, avec auto-organisation populaire, qui avait émergé en Arménie en 2019. La guerre sert, toujours, à éteindre les foyers d’émancipation (précisons que la ligne d’aveuglement chauvin, de tentative désespérée de se présenter en rempart de l’ « Occident » contre « les musulmans », et de refus du retour des réfugiés azéris dans le pourtour de l’Artsakh-Karabagh, qui fut celle de Pachinyan, à l’origine porté au pouvoir par ce mouvement, comme de l’essentiel de ses opposants, a contribué à cette défaite). Mais une chose est d’étouffer par la guerre une poussée démocratique dans la petite Arménie, autre chose est d’asphyxier ce qui monte en Bélarus et maintenant en Russie.

La place de l’Ukraine reste décisive. Une poussée révolutionnaire a renversé le pouvoir oligarchique en place en 2013-2014. La réaction contre-révolutionnaire est venue de Moscou avec le soutien de l’essentiel de l’oligarchie capitaliste ukrainienne, provoquant l’annexion de la Crimée (dont la population, en partie ukrainienne, russe et tatare, n’a nullement eu le choix) et l’occupation de facto des prétendues « républiques populaires » du Donbass, à Donetsk et Louhansk – 15000 morts à ce jour. La résistance nationale ukrainienne, malgré les confusions politiques en tous genres, a cependant empêché Poutine de constituer une « Novorossia » allant du Donbass à la Transnistrie (où une armée russe campe depuis 1991) en passant par Odessa, la Crimée et Marioupol. Depuis, les gouvernements ukrainiens, toujours oligarchiques et se voulant pro-européens, n’ont pas véritablement agi pour libérer et réunifier le pays, mais ont utilisé la guerre pour entretenir leurs trafics et se maintenir au pouvoir. Le ras-le-bol populaire a porté au pouvoir Zelenski, ancien acteur, sorte de Coluche flanqué d’un oligarque (Kolomoisky, qui domine Dnipro et Krivyi Riv, et qui, après avoir financé des milices anti-séparatistes, s’est rapproché des oligarques « prorusses » du Donbass dans un jeu de bascule l’opposant au président Porochenko, « roi du chocolat »). Jouissant, par défaut, d’un immense crédit au départ, Zelenski l’a entièrement perdu.

Et d’une, il a fait le caniche de Trump quand celui-ci voulait le faire chanter pour le forcer à attaquer le fils Biden, et de deux, il se présente comme voulant la paix, ce que souhaite le peuple, mais par les concessions à Poutine, ce qui suscite le rejet, et de trois, il couvre à son tour, comme de bien entendu, corruption et oligarchie. Il n’est plus un clown intègre mais un clown pourri.

Ceci place la situation politique ukrainienne dans une sorte de vide, ou de moment tournant, dans lequel la solidarité avec la Bélarus et les grèves et luttes ouvrières dans le secteur de Krivyi Riv, ancien berceau du président, ont une grande signification. Le feu couve, sans alternatives politiques. Un « coup » de Poutine pourrait profiter de ce moment, mais il est très risqué.

Un tel « coup » a été appelé de ses vœux par Margarita Simonian, cheffe de la rédaction anglophone de RT, autant dire ponte du FSB, depuis Donetsk, le 28 janvier : les « habitants du Donbass » n’ont qu’un désir, clame-t-elle : être russes (« Mère Russie, ramène le Donbass chez toi ! »). Bien entendu, ce n’est pas là une initiative spontanée, mais une préparation du terrain pour une éventuelle annexion ouverte.

Pour l’heure, cette pression a surtout pour fonction immédiate de protéger les intérêts financiers, dans les banques occidentales où ces « anti-occidentaux » placent leurs avoirs, et les paradis fiscaux également « occidentaux », du groupe autour de Poutine, en laissant entendre qu’une explosion militaire en Ukraine orientale et, par extension fort possible, en mer Noire (voire en Géorgie), pourrait se produire si on les gène trop, et nul doute que cette pression est efficace, voire superflue (Angela Merkel ne vient-elle pas de réaffirmer que North Stream doit se terminer et se terminera ?).

Au-delà, elle peut représenter l’option de la guerre à la place de la démocratie, de la guerre à la place de la révolution, pour Poutine, mais cela avec les plus grandes réserves, car l’issue en est totalement incertaine. Cela, non pas en raison de la force du dit « occident », mais en raison des aspirations des peuples à la démocratie dans le cadre d’États démocratiques nationaux reconnaissant les droits de tous et de chacun, en Russie, en Bélarus et en Ukraine, notamment.

« Nous sommes le peuple », Жыве Беларусь : « pour le peuple biélorusse le réveil du peuple russe est un événement sans précédent. », nous dit Karel Kostal, et la lutte contre les obstacles politiques à la solidarité active, internationaliste, mondiale, est aujourd’hui une question cruciale.

La question-écran : « Qui est Navalny ?»

Dans la mesure où la « gauche » mondiale s’en préoccupe, quel débat l’agite actuellement ?

Apparemment, pour beaucoup, le plus urgent est de savoir et de faire savoir « qui est Navalny », quitte, dans le meilleur des cas, à expliquer avec bien des circonvolutions qu’il faut quand même soutenir les manifestants – dans le meilleur des cas.

Qui est Navalny ? on peut répondre vite et sans le moindre scoop à cette question. Fils d’un officier de l’armée « rouge » et d’une économiste, il est issu, comme la plupart des politiciens russe, de la couche dominante du temps de l’URSS, dans ses strates inférieures. Vers 1994, sa famille avec lui se convertit dans les « affaires » : successivement il sera dans la vente de meubles, dans les services pour salons de coiffure, le commerce de détail, le négoce de valeurs mobilières, le fret routier … Dans la lutte pour les monopoles, il y a des gagnants et des perdants et les relations avec le pouvoir sont décisives. A partir de 1999, Navalny se range parmi les entrepreneurs « perdants » qui exigent la garantie des contrats, des pratiques non mafieuses (tout en maîtrisant parfaitement celles-ci), et, par conséquent, il se lance dans la politique comme dans une entreprise. D’abord comme oppositionnel libéral, du parti Iabloko fondé par l’un des pères des privatisations de masse, Iavlinski, puis dans l’ultra-nationalisme (menaces contre les Tchétchènes, appels à la reconquête de la Géorgie, hostilité aux Ukrainiens …). Enfin dans la « lutte anti-corruption », qui porte et marche de plus en plus et, de façon croissante depuis 2012, le fait connaître.

Un seul fil conducteur, si l’on peut dire : Navalny n’émarge pas au FSB. Ce qui n’est pas si fréquent. C’est ce qui l’a conduit à devenir, dans le moment présent, non « le leader », mais « le détonateur », comme l’écrit fort bien Karine Clément dans un article qui lui est consacré. De là à voir en lui l’homme « soutenu par l’Occident, et sans doute aussi par le capital russe lié à l’Occident », il y a une marge : cela suppose en effet que l’on admette qu’un capitalisme plus « lié à l’Occident », et par ailleurs (selon Navalny lorsqu’il s’exprime sur ces sujets), plus compatible avec les libertés individuelles et un ordre fondé sur le droit, serait possible en Russie. Or, ce type de « capitalisme » est de moins en moins possible, et pas qu’en Russie. La forme oligarchique-mafieuse en place, disposant des ressources naturelles et énergétiques et parfaitement intégrée dans le système financier mondial, est une forme de capitalisme adaptée – adaptée non pas au « droit », mais aux besoins du capital.

Que l’on pense que Navalny représente une alternative « capitaliste » au capitalisme réellement existant dont l’homme s’appelle aujourd’hui Poutine, et que l’on envisage cela d’un bon œil ou pour le pourfendre parce que ce serait « occidental », n’en fait pas une alternative réaliste pour autant. Le besoin de la majorité est en effet le droit, la sécurité individuelle, la démocratie, et il passe par le contrôle social des moyens de production.

Remarquons d’ailleurs que cette manière d’envisager Navalny, comme lié au « capital russe lié à l’Occident », a auparavant été émise à propos de l’opposition bélarusse pour contrer la solidarité internationaliste avec le peuple et la classe ouvrière bélarusses, en ramenant tout aux liens de certains dirigeants avec l’Union européenne et en même temps à des capitalistes bélarusses ayant des accointances avec la Russie. La destruction des monopoles mafieux auxquels sont liés les noms, et les clans, de Poutine ou de Loukatchenko, est souvent prise à tort pour la destruction de conquêtes « socialistes » plus ou moins dévoyées, mais qui serait un « plus » par rapport au « capitalisme occidental ».

Mais n’importe quel syndicaliste agissant dans la réalité concrète préférera avoir des capitalistes en concurrence, que l’on peut jouer les uns contre les autres par la grève, les négociations, le boycott, qu’un patron unique qui met tout le monde en CDD façon Loukatchenko ! Il est bien compréhensible que l’image, mythique, d’un capitalisme non mafieux et non monopolistique, soit agitée dans cette Europe orientale. Ce que les gens veulent à travers cela, ce sont la sécurité et la démocratie. Ne pas être spoliés, être payés, vivre en paix, et améliorer leurs conditions de vie. Et cela, c’est révolutionnaire. C’est incompatible avec le capitalisme réellement existant de Poutine et de Loukatchenko, comme aussi avec celui de Zelenski !

Cette fixation sur « qui est Navalny » pose problème, car seule la solidarité avec ce que veut la majorité permettra d’agir et de discuter, et qu’elle sert justement à brouiller la solidarité. La revue de la gauche américaine, Jacobin, publie ainsi de pseudos révélations sur « l’ultra-nationaliste » devenu un « héros libéral ». L’auteur présente le retour de Navalny, dont on peut difficilement nier le courage et le panache, comme une mise en scène « hollywoodienne » susceptible de préparer le terrain à un « coup d’État » façon « révolution orange ». La « guerre froide avec l’Occident » est pour lui une évidence. L’aventurier Navalny aurait compris, en 2011-2013, que son business politique marcherait mieux avec du « populisme social de gauche » qu’avec du « nationalisme de droite ». Aventurier, guerre froide, Occident, révolution orange, menace de coup d’État, Hollywood : il ne manque que « Soros » à ces éléments de langage dans lesquels n’importe quel militant sérieux connaissant l’Europe orientale devrait savoir reconnaître des signaux manifestes …

Qui est cet auteur que Jacobin publie pour nous révéler qui est Navalny ? Alexey Sakhnin est un des dirigeants du « Front de gauche » russe, petite coalition qui, en ce qui concerne les questions clefs de la politique impérialiste de Poutine – Tchétchénie, Géorgie, Ukraine …- n’a rien à envier à l’ « ultra-nationaliste » Navalny ! Son article fait l’objet d’une diffusion mondiale, et a été traduit en France sur le site de promotion du candidat Mélenchon pour 2022, le Monde en commun. Comme s’il n’y avait rien de plus urgent que de convaincre le monde militant que rien n’est pire que Navalny et que le « libéralisme », ce mal suprême, menace la Russie …

Navalny a bien des défauts, et nous n’avions pas besoin de pseudos révélations diffusées de Jacobin au Monde en commun pour les connaître. Mais un défaut, au moins, lui manque, à la différence, hélas, de pas mal de figures de la « gauche » russe : le FSB.

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Le problème du peuple russe, c’est Poutine. L’internationalisme, c’est le soutien au mouvement réel de la jeunesse et de couches sociales souvent appauvries, qui cherchent de plus en plus à l’affronter. L’internationalisme ne consiste pas à jouer à se faire peur sur les malheurs « libéraux » qui pourraient survenir en cas de chute de Poutine. La majeure partie des courants issus de l’ancienne gauche comme des prétendus « populistes » rénovateurs ont fait faillite à plusieurs reprises sur l’Ukraine, la Syrie, le Venezuela, etc. Autrement dit, ils font faillite sur la révolution, choisissant la contre-révolution. La faillite s’est étendue à Trump, par l’incompréhension de l’ampleur de la question démocratique posée aux États-Unis – et ailleurs. Ce qui a montré que le soutien aux régimes contre-révolutionnaires « de gauche » peut s’étendre … à droite !

Leur faillite des faillites pourrait s’appeler Poutine – elle s’appelle déjà ainsi, au fond, car Poutine, ce sont les spectres de Staline et de Nicolas II, la sainte Russie et la grande URSS, tous les spectres réunis de la réaction mondiale, d’où la fascination exercée par ce policier sans relief.

Organisons la solidarité, forçons le débat, faisons tomber les murs : toute victoire démocratique va dans le sens de l’émancipation humaine et de la révolution prolétarienne. Chasser Poutine ? Mais bien entendu !

VP, le 06/02/2021.