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Un article de Richard Seymour publié aujourd’hui dans New Politics, avec en lien une belle vidéo de la police ouvrant aux fascistes les barrières du Capitole. L’article se conclut davantage sur la nécessité de construire le mouvement antifa que sur celle de développer le mouvement social pour surmonter la crise sanitaire, le chômage et le racisme. Mais il met bien en évidence l’alliance entre l’extrême droite, la police et une fraction de l’exécutif : les conditions d’un putsch.

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Est-ce encore du fascisme s’il est incompétent ?

Par Richard Seymour, 8 janvier 2021

Source : https://newpol.org/is-it-still-fascism-if-its-incompetent/

Le fait que les efforts désespérés de mercredi pour subvertir le droit constitutionnel libéral aient échoué, reflète en grande partie l’état inachevé de cette phase de développement du fascisme.

Ce que nous avons vu ces dernières années, ce sont des tentatives spéculatives, des incursions expérimentales, jetant les préliminaires culturels et organisationnels pour l’intégration d’une droite violente et extraparlementaire. Il n’y a, par exemple, pas de Modi sans Gujarat, et pas de Gujarat sans Ayodhya (1). Il faut du temps pour développer les coalitions de forces, à l’intérieur et au-delà de l’État, pour intégrer les cultures de cruauté et de violence, pour éroder l’engagement de la bourgeoisie libérale en faveur du libéralisme, pour démoraliser la gauche et terroriser les minorités. Je ne suggère pas que les énergies insignifiantes du Trumpisme, dont la dernière élection a démontré une expansion significative, sont équivalentes au BJP / RSS dans leur cohérence idéologique, leur clarté organisationnelle et leur profondeur sociale. Elles ne le sont pas. Je fais cette analogie pour indiquer que nous ne sommes même pas proches du point final de ce phénomène.

Cette intrusion armée dans le Capitole américain, incitée par Trump, et complémentaire aux efforts des sénateurs républicains pro-Trump pour renverser le résultat des élections, n’aurait pas pu se produire sans la connivence de la police de DC, avec un certain rôle joué par le ministère de la Défense. Tout autre mouvement de protestation aurait été repoussé – et brutalement, avec un paroxysme de violence disproportionnée. On parle de l’État qui a bombardé le quartier général de MOVE et tiré des obus sur l’enceinte de Waco.

Au lieu de cela, la police de DC a ouvert les portes (voir la video sur Twitter ) et a permis à l’extrême droite armée de pénétrer dans le Capitole, puis elle a regardé pendant que les émeutiers se promenaient à la recherche de politiciens élus à affronter – et ensuite quoi ? Ils ont permis que cela se transforme en une véritable fusillade, dans laquelle ils ont finalement tiré dans le cou d’une femme. Ils ont demandé le soutien de la Garde nationale, en réponse à quoi le ministère de la Défense a pris son temps en disant qu’il « envisageait » cela. Ce n’est qu’après une violence proche d’être mortelle que la garde a été envoyée.

Le Pentagone, bien sûr, est sous la direction du secrétaire par intérim Christopher Miller après que son prédécesseur, Mark Esper, ait été destitué le 9 novembre pour s’être opposé à Trump. Esper faisait partie des anciens responsables du Pentagone qui ont mis en garde contre un coup d’État. Mon hypothèse est évidemment que le Pentagone a calé sous la pression de Trump, afin de donner à ses gars l’expérience complète d’un putsch de brasserie (2).

L’alliance entre l’extrême droite, la police et une faction de l’exécutif a été consolidée à plusieurs reprises par de violentes campagnes de rue sous Trump : dans les manifestations anti-confinement, dans le vigilantisme anti-Black Lives Matter (#BLM) et dans les accusations attribuant aux antifa les incendies de forêt dans l’Oregon. La dialectique entre la violence de la rue et la répression autoritaire de l’État contre les ennemis de la droite a été une partie visible de la stratégie de Trump. Et cette dialectique de la radicalisation mutuelle – si déterminante pour le fascisme dans sa phase de maturité – légitimée par l’hystérie anticommuniste, a joué un rôle critique dans l’expansion de sa base lors des élections de novembre.

Si les résultats avaient été encore plus serrés qu’ils ne l’étaient, remarquez, ces manifestations seraient beaucoup plus importantes et plus dangereuses. Une raison centrale pour laquelle ces manifestations se comptent en milliers, et non en dizaines de milliers, est que le résultat a été suffisamment concluant pour être démoralisant. Si cela n’avait pas été le cas, les contestations judiciaires, complétées par les appels téléphoniques de Trump et des flashmobs armés, auraient fait passer l’émeute des Brooks Brothers pour un simple pique-nique.

Ce putsch desperado sera aussi facilement contenu que les nombreux défis juridiques et politiques vexatoires de Trump au résultat électoral. La défaite républicaine en Géorgie, probablement accélérée par la même intransigeance idéologique qui leur a coûté les élections nationales, va ajouter à la démoralisation de la droite. La démoralisation, c’est la démobilisation. Cependant, le courant sous-jacent de colère, le mythe de la trahison (« on nous volé notre vote ») et la réalité alternative de Trump qui est largement partagée par les électeurs républicains, vont être alimentés dans les années à venir par une industrie de désinfo-tainment d’extrême droite élaborée et habile.

La principale industrie en croissance qui en sortira, sera composée de deux forces : les tireurs agissant en loups solitaires et le vigilantisme conspirateur. Ce dernier – du pizzagate au partisan de QAnon qui a tiré sur un gangster, du bombardier 5G de Nashville au pharmacien qui a délibérément saboté des vaccins puis les a fournis aux clients sur la base de théories du complot anti-vax, du bombardier canular d’Infowars à l’Oregon, vigilants et milices anti-BLM – est enraciné dans la tradition américaine.

Il s’agit d’un fascisme inachevé, le fascisme dans sa phase expérimentale et spéculative, dans lequel se forme une coalition de forces populaires minoritaires avec des éléments de l’exécutif et de l’aile répressive de l’État. Il serait terriblement stupide, complaisant au-delà de toute croyance, de s’attendre à ce que la démocratie américaine reste suffisamment stable dans les années à venir pour refuser à ce fascisme naissant plus de possibilités de se consolider et de se développer. Ne me dites pas que la bourgeoisie américaine ne soutiendra jamais le fascisme parce que la démocratie libérale fonctionne assez bien. Ne me dites pas que le fascisme ne prendra pas pied dans une société où la gauche a été faible depuis des décennies et où le pouls d’une grande partie du mouvement ouvrier bat à peine. Ces arguments sont hors de propos. Le fascisme ne se développe jamais en premier lieu parce que la classe capitaliste s’y rallie. Il grandit parce qu’il attire autour de son noyau ceux que Clara Zetkin a décrits comme « les sans-abri politiques, les socialement déracinés, les démunis et les désillusionnés ». Et le fascisme naissant a montré, de l’Inde aux Philippines, qu’il n’a pas besoin d’un communisme fort pour se construire en réaction : l’hypothèse d’Ernst Nolte s’est révélée incorrecte. Il y a un besoin urgent d’un mouvement antifasciste aux États-Unis.

Traduction par nos soins.

Notes :
1) Voir les articles de Jacques Chastaing sur ce site consacrés aux événements courants en Inde.
2) Référence au putsch de Hitler à Munich en 1923 qui fut surtout un galop d’essai.