Début juillet, après que la CGT, rapidement rejointe par Solidaires (et depuis par la FSU et la majorité des Unions départementales et Fédérations FO), ait appelé à une journée de lutte contre les ordonnances Macron détruisant le code du travail, J.L. Mélenchon a appelé à un « rassemblement populaire » contre celles-ci. Bien que ne comportant pas la revendication de « retrait » des dites ordonnances, il appelle « les gens » ou « le peuple » à se rassembler contre le « coup d’Etat social » qu’elles constituent. Le refus du CETA (accord de libre-échange UE/Canada) figure aussi au programme de ce rassemblement.

Depuis, celui-ci est devenu un objet médiatique important. En même temps que l’exécutif, MM. Macron et Philippe et Mme Pénicaud, orchestraient la présentation de leurs ordonnances qui permettent aux patrons d’appeler « négociation d’entreprise » à peu près ce qu’ils veulent, les médias martelaient deux choses : premièrement, le grand moment d’opposition sociale à Macron sera le samedi 23 septembre, deuxièmement, FO ne fera pas grève et ne manifestera pas le 12 septembre. A l’évidence, les médias et, d’après le Canard Enchainé du 6 septembre, le pouvoir exécutif lui-même, avaient choisi d’utiliser le 23 septembre contre la grève du 12, premier mouvement général de résistance sociale à l’offensive généralisée de M. Macron.

Attention, ce constat ne signifie en aucun cas que l’immense majorité de celles et de ceux qui comptent manifester le 23 septembre veulent autre chose que sincèrement empêcher la destruction du code du travail, veulent l’unité de tous les syndicats et de toutes les forces issues de la gauche et du mouvement ouvrier, et veulent construire au plus vite une alternative politique à Macron. Il n’y a aucun doute là-dessus.

Pour autant il n’est pas interdit de s’interroger et d’engager la discussion. C’est même indispensable : le libre débat sur les actions à mener, c’est le sel de la lutte sociale. Sans lui, il n’y a plus de lutte véritable !

Donc, première interrogation : la date. Le samedi 23 septembre, le conseil des ministres adoptant les ordonnances aura eu lieu. Certes, il restera, dans les trois mois, une ratification parlementaire, mais l’on ne doit pas se faire d’illusions : c’est l’application des ordonnances, sur le terrain, immédiatement, qui découlera du conseil des ministres initialement prévu le 20 septembre et qui, à l’heure où sont écrites des lignes, aurait lieu le 22.

Si l’objectif est de gagner sur la revendication, il faut agir avant et pendant le moment où cela se décide, en direction de l’institution qui décide. Autrement dit, une grève générale et une manifestation centrale à l’Elysée auraient été bienvenues le 20 ou le 22. A défaut, la plus grande unité le 12 septembre et une poussée de grèves et de manifestations, incluant la journée appelée maintenant le 21 par la CGT, jusqu’au conseil des ministres, sont possibles et nécessaires. On dira que ceci n’empêchera pas l’adoption des ordonnances et que la lutte continuera après. C’est là une question de rapport de force. Et justement, si l’on veut que le rapport de force pour poursuivre la lutte après soit là, il faut mener la bataille au bon moment, avant et pendant.

De ce point de vue, inévitablement, l’annonce, juste après celle de la journée du 12, d’un rassemblement impliquant par le choix de sa date que les ordonnances seront adoptées et que la journée du 12 et ses suites n’y auront rien changé, constitue une aide objective à l’exécutif pressé d’adopter ses ordonnances. C’est incontournable et ceci découle du contenu politique donné par J.L. Mélenchon au 23 septembre, et non d’un problème technique de calendrier où il aurait fallu tenir compte de la grève du 12, justement, et de la Fête de l’Huma.

Car s’il s’agissait d’aider les salariés, actifs, chômeurs, retraités, et les jeunes, à gagner, donc à généraliser et centraliser leur résistance, alors il était parfaitement possible à un mouvement politique de mettre en débat une manifestation nationale centrale à l’Elysée ou à Matignon au moment du conseil des ministres. Cela aurait même été une tache très utile de la part de tout mouvement politique entendant aider réellement notre classe à gagner et à avancer. Mais justement, pour J.L. Mélenchon, si la lutte des classes existe, il est au dessus et il doit rassembler le « peuple » dans « l’harmonie » (celle du « Phi » !) de toutes les classes sociales, patronat français compris, autres que la finance apatride.

Il est donc parfaitement cohérent pour lui de faire que la FI appelle à un grand rassemblement dont l’objectif n’est en rien de stopper l’offensive antisociale de Macron, bien que la quasi totalité de celles et de ceux qui vont y participer souhaite cela. La fonction politique de ce rassemblement est parfaitement claire : elle est de poser la FI en seule alternative politique à Macron. Ce qui est parfaitement son droit, ainsi que d’appeler à manifester pour cela. Comme c’est parfaitement le droit de quiconque entend réfléchir et agir sur la base des intérêts de la classe ouvrière de faire remarquer qu’ainsi Macron n’a pas trop de souci à se faire … sauf à imaginer qu’un puissant mouvement social vienne déborder la manifestation « insoumise ». Mais justement, ce mouvement démarre le 12 et cherche à se centraliser contre Macron, pour gagner, et pas à manifester le week-end pour affirmer que la FI est la seule opposition.

J.L. Mélenchon déclarait à l’Assemblée nationale le 11 juillet, à la fin du débat sur les ordonnances : « … ce dont nous avons à discuter ici, ce n’est pas de l’existence ou non de la gravitation universelle ou de la lutte de classes, mais de savoir comment on fait de ce fait social un fait politique civilisé, c’est-à-dire qui ne dégénère pas en bataille rangée ou en une situation où l’un aurait une domination absolue sur l’autre. Voilà pourquoi nous sommes républicains et socialistes. Voilà toute notre histoire, celle qui va de Jaurès à la proclamation des syndicats. Lisez les chartes, lisez leurs déclarations de principe, cher collègue! Ce que je dis n’appartient pas à Jean-Luc Mélenchon, c’est écrit dans leurs déclarations de principe – au moins celle de Force ouvrière et celle de la CGT. Savez-vous que ces organisations sont toutes deux issues de la Charte d’Amiens dont l’objectif, écrit en toutes lettres, est «la grève générale révolutionnaire»? Vous avez noté que ce n’est pas ce que je vous propose.» (Applaudissements sur les bancs du groupe FI.)

Si l’on ôte la rhétorique, il explique là que la lutte des classes, ça existe, certes, mais qu’il se situe au dessus et entend faire en sorte qu’elle reste dans certaines limites. Ces limites, il les précise : pas de «grève générale révolutionnaire», ce qui est logique pour qui entend devenir la «seule force d’opposition» et la «seule alternative» à Macron : il ne manquerait plus que la lutte des classes renverse Macron sans sa permission ! Au passage, il commet deux erreurs factuelles : d’une part, sa citation de la charte d’Amiens est fausse, d’autre part, Jean Jaurès dont il se réclame de plus en plus abusivement, n’a jamais été un adversaire de la perspective de la grève générale, ni de la charte d’Amiens, et il a mis lui-même la grève générale en avant dans les années tragiques 1913-1914.

Les syndicats, et à travers eux les travailleurs grévistes, sont donc sommés de se tenir à leurs revendications de manière « civilisée », en ne généralisant et en ne centralisant pas leur propre mouvement contre le pouvoir d’État, expression concentrée du patronat. Aux syndicats les petites journées d’action, à la FI la « grande » lutte des « grands » rassemblements populaires … les week-ends et jours de fêtes.

Notons que cette conception se marie très bien avec celle de maints dirigeants syndicaux du moment qu’il n’y a pas d’ « ingérences ». Les responsables FO membres du POI (Parti Ouvrier Indépendant), qui partagent cette conception de la séparation des rôles entre politique et syndical bridant la lutte sociale (alors que toute lutte sociale est une lutte politique), peuvent à la fois s’intégrer à la FI et tout miser sur le 23 et tenter de protéger J.C. Mailly, nouveau soutien syndical de Macron, dans la confédération FO où la vraie opposition syndicaliste vient du Finistère et de nombreuses structures syndicales.

Chez J.L. Mélenchon, on pourrait considérer que nous avons affaire à un mélange entre du réformisme jaurésien très mal compris et mal connu, et des considérations immédiates d’opportunité politique visant à l’affirmation de la FI comme seule opposition possible et admissible à Macron, mais avec une certaine compréhension et connaissance de ce que sont la gauche et le mouvement ouvrier et de jusqu’où il ne faut pas aller trop loin. Les grandes inquiétudes suscitées notamment parmi les militants CGT – et pas seulement, loin s’en faut, parmi ceux qui sont au PCF – par la mise en avant explicite du 23 et pas du 12, donc du 23 au détriment du 12, lors des « Amphis d’été » de la FI, et diverses velléités d’imposer des appels syndicaux au 23, n’ont donc pas été conjurées par la rencontre au sommet Mélenchon/Martinez. Celle-ci s’est située sur le terrain de la supposée « indépendance réciproque » telle que Mélenchon l’avait définie au parlement, Martinez précisant qu’en aucun cas il n’y aurait d’appels syndicaux au 23. J.L. Mélenchon revendique toutefois le leadership par une petite phrase finale rapportée par la presse : « Qui marche en tête de cette famille ? C’est nous, c’est comme ça. »

Cette petite phrase exprime bien les contradictions de J.L. Mélenchon, qui entend être un leader « populiste » à la De Gaulle-Chavez mais qui est issu du mouvement ouvrier et de la gauche, cette « famille », et qui n’a pas de base autonome à ce stade, et heureusement, en dehors de ce fondement social. De la même façon il a, entre les deux tours des législatives, donné la consigne d’un désistement réciproque avec les communistes et les socialistes non macroniens, sans quoi la FI n’avait pas de groupe parlementaire. Mais il s’agit pour lui d’être « en tête ». Au compte de quelle orientation ?

Au compte d’une orientation qui dénie aux syndicats, et à travers eux aux travailleurs grévistes, la légitimité et le pouvoir social d’en découdre avec Macron.

Mais il y a plus encore : s’il s’agit de bâtir un mouvement « populiste » des « gens » se situant au dessus des classes et des partis, alors les intérêts du salariat (la majorité) n’en sont qu’une composante, qui doit s’harmoniser avec ceux du patronat. Dans la FI, il n’est pas difficile de voir circuler, sur les réseaux sociaux et divers blogs, la thèse selon laquelle les syndicats français ne représentent que le fonctionnariat et l’aristocratie ouvrière, seul un mouvement « national » pouvant lui agréger tant le « précariat » que le petit et moyen patronat « productif ».

Ne voyons là aucun complot, mais une impitoyable logique politique et sociale : à partir du moment où un mouvement politique, se définissant comme n’étant ni un parti, ni un syndicat, mais entendant assumer le monopole du « social » et tenir « la rue » (au moins les week-ends et le soir après 18h), veut se poser comme seule alternative à Macron, en refusant toute unité, toute fédération des forces et courants issus de la gauche et du mouvement ouvrier, et en combattant la « grève générale insurrectionnelle », c’est-à-dire la généralisation et la centralisation de la lutte des classes, à partir du moment donc, où un tel mouvement veut affirmer son hégémonie en excluant l’unité politique affrontant Macron aussi bien que la lutte de classe directe contre Macron, alors la logique veut que ce mouvement tente de rassembler par dessus les classes, au nom de la « nation », et rentre dans une démarche pouvant aller à l’affrontement avec les syndicats et les syndicalistes, surtout ceux qui sont les plus indépendants et les plus combatifs.

C’est logique. Et c’est dangereux. Plus que jamais la libre discussion, sans tabou aucun, est donc nécessaire.

La rédaction, le 10-09-2017.